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‘Grumpf’ Category

  1. Pas d’oubli ! Ni de pardon !

    mai 25, 2020 by Isabelle Chelley

    Plutôt que d’accompagner mes posts de photos moches prises par mes soins, j’ai demandé une illustration à Klouk (une de mes nièces, Tintinophile de son état). Merci Klouk. Le capitaine Kappock va A-DO-RER !

    Attention, aujourd’hui, je n’ai peur de rien, je balance, je polémique, j’accuse.

    Au début du confinement, alors que je tentais de faire taire la petite voix hystérique qui couinait en permanence “Comment tu vas survivre sans apéros avec les amis, sans disquaires, sans rattrapage de tes racines chez le coiffeur ?”, j’ai choisi d’occuper chaque instant de la journée. Et quand je ne bossais pas ou ne gérais pas deux Gremlins plus communément appelés chihuahuas, j’ai commis une erreur fatale pour mon équilibre mental. Je suis allée jeter un œil aux vidéos d’artistes confinés…

    Résultat des courses ? A de rares exceptions, un désastre à l’égal de la situation du pays à la sortie de ce long tunnel de putain de train fantôme de l’apocalypse… Je ne mentionne pas les noms des coupables. Ils seraient trop contents de faire le buzz. Mais vous les reconnaîtrez sans doute ci-dessous.

    Le chanteur trop sympa : Dix minutes après le début du confinement, il décide de mettre en téléchargement gratuit tout son catalogue. Et ses inédits, ses vidéos de concerts, ses vieilles interviews. Dans deux jours, à court de matos frais, il va nous balancer la VHS du mariage de ses parents, des scans des dessins de ses neveux et la photo d’identité de sa carte d’étudiant. C’est gentil de sa part, hein. Vraiment. Dommage qu’il n’ait jamais fait un bon disque de sa vie.

    L’artiste vachement arty : Déjà, ne l’appelez pas chanteuse (même si elle chante). C’est une artiste multi-médias conceptuelle. On ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais ça en jette (je regrette d’avoir ri quand une gosse de 5 ans m’a dit qu’elle voulait être maîtresse d’école-cosmonaute maintenant). Mais bref, l’AVA se lance dans un happening confiné dans le couloir de son appartement. Dès qu’elle apparaît, on se demande ce qu’elle porte. Une sorte d’hybride entre combi de plongée, toge et marinière, avec des babouches ? Et quand elle attaque son étrange chorégraphie, on flippe. Est-elle atteinte du virus ? D’un parasite intestinal conceptuel et rare ? On se souvient alors qu’elle est toujours comme ça. Pas un hasard si après sa vidéo, YouTube nous en propose une d’Arielle Dombasle vocalisant pour faire fuir le virus…

    L’artiste qui gère pas trop : Mais pas trop du tout. Dès sa première vidéo, le malaise est palpable. Il est là, dans sa cuisine en bordel, arborant t-shirt douteux et barbe de trois jours. Et clairement, son peigne a été confiné loin de chez lui. Quand il ouvre la bouche, c’est pire. Il a la diction pâteuse et pédale dans la semoule en reprenant son tube dont tout le monde connaît les paroles. Il tente à la fin une blagounette pas drôle qui lui vaudra des injures sur Twitter de la part de ceux qui l’ont interprétée comme pangolinophobe. Pendant une semaine, le malaise se poursuit, ce qui permet de confirmer qu’il ne change pas de t-shirt. Puis il finit par disparaître. On se demande alors si Renaud l’a kidnappé en le prenant pour un pruneau à l’eau-de-vie…

    L’artiste qui gère pas trop, mais c’est pas sa faute : Enfin, quand même un peu… Sérieusement, qui se confine avec cette famille infernale et une ménagerie ? Où qu’il se pose chez lui, il est dans le passage et on le lui fait sentir. Sa femme fait un solo de moulin à café électrique dans son dos alors qu’il joue une ballade à la gratte acoustique. Ses gosses courent autour de lui en braillant. Un chien interprète La chanson de son peuple pour l’accompagner. En fond sonore, on distingue un chat grattant furieusement dans sa litière. Quand il s’exile dans le jardin dans l’espoir vain d’être au calme, son voisin dégaine la tondeuse à gazon. Au final, peu importe qu’il arrive au bout d’un morceau : on partage ses vidéos pour leur côté Vidéo Gag rétro très appréciée en ces temps de repli sur un passé plus simple…

    La superstar donneuse de leçon : Pas folle, elle ne se risque pas à une reprise d’Imagine au ukulélé. Elle sait que sans son équipe de requins de studio, elle ne vaut pas une cacahuète. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle va rater une occasion de faire parler d’elle. Arborant une tenue décontractée – elle a sa marque de sportwear, où le moindre t-shirt coûte la moitié d’un loyer parisien – pas maquillée/coiffée (elle précise sur Instagram que c’est pour reposer sa peau et ses cheveux. Traduire par : j’ai du personnel pour gérer ça en général…), elle se pose sur un canapé géant blanc immaculé pour inviter ses fans à rester chez eux. A ne sortir sous AUCUN prétexte, pas même faire ses courses. La tentation est alors grande de fracasser l’iPhone en hurlant “FACILE À DIRE ! T’AS DES LAQUAIS QUI T’ACHÈTENT TON PQ ! ET TA TABLE BASSE FAIT LA TAILLE DE MON SALON !” Quand des hordes de fans auront cette réaction sur son compte Instagram, elle supprimera la vidéo, puis postera des excuses larmoyantes, car vraiment, elle ne comprend pas ce déferlement de haine. Avec derrière elle, la vue imprenable sur sa piscine…

    L’opportuniste : On le pensait confiné depuis 10 ans et il ne nous manquait pas. Mais il adore qu’on parle de lui, même si on se moque (tant mieux, VRAIMENT). Ses tentatives de comeback maudites ressemblent à des appels à figurer dans des bêtisiers de fin d’année : dérapage tragique d’un mocassin à Danse avec les Has-Been, diarrhée en Papouasie lors de son passage à Casse-couilles en terre inconnue, échec cuisant de son autobiographie Si, si, je vous assure, je reviendrais par la fenêtre, voiture cramée par des Gilets Jaunes lorsqu’il a voulu leur écrire un hymne… Le confinement est pour lui une opportunité de se réinventer. Et il le fait savoir en postant son manifeste pour “La Vie D’après”, écrit dans un mélange de novlangue de marketeux et de philosophe tendance Bisounours sous acide. Puis en annonçant qu’il a composé une chanson dont les bénéfices seront reversés aux soignants. Composer est un bien grand mot. Il a repris un de ses vieux morceaux, a bricolé des paroles sur “ces héros en blouse et masque”, “la guerre contre un ennemi invisible” et “la victoire qu’on ne remportera qu’ensemble, forts et solidaires”. On a envie de le remercier. On n’avait jamais vomi de rire jusqu’à présent.


  2. Tiens, si je postais juste une petite vidéo sur FB…

    avril 20, 2018 by Isabelle Chelley

    Evil_Kermit

    L’histoire qui suit est inspirée de faits réels. Les noms ont été changés pour protéger les protagonistes…

    Après des années à pratiquer les réseaux sociaux, on pourrait croire que j’ai appris certaines règles élémentaires de survie en milieu hostile et trollesque. Et pourtant… il m’arrive de commettre de graves imprudences pouvant nuire à ma santé mentale et à la batterie de l’iPhone. Ainsi, sans réfléchir aux conséquences de mes actes, je me mets à parler musique et là, tout l’enfer se casse lâche, comme on dit en google translate de l’anglais.
    Prenons un exemple anodin. C’est lundi, il il fait un temps à pousser un Teletubby au suicide et me prend l’envie de poster un morceau de pop légère, dansante et sans prétention. On pourrait naïvement penser que c’est moins risqué que de vanter le bienfait des vaccins sur une page d’accros à l’homéopathie crachant sur Big Pharma, mais passé les premiers pouces bleus approbateurs, voici que sortent de l’ombre quelques redoutables personnages.

    “Mais comment tu peux poster ça, braille, derrière son clavier, Dédé Le Puriste du Rock’n’Roll, réprimant des nausées. C’est de la merde ! De la soupe pour minettes ! Comment une fille comme toi peut aimer ça et surtout le poster ?”

    Avant d’avoir le temps de lui expliquer que je fais ce que je veux avec mes cheveux et mon clavier, l’Esthète Pop s’empresse de lui rentrer dans le lard. Et lui expliquer que ce qu’il prend pour de la soupe est en fait un petit bijou, certes populaire, mais extrêmement bien ficelé, et d’ailleurs, le fait qu’un morceau plaise à un grand nombre ne retire rien à sa qualité. “Prends les Beatles, par exemple. C’est de la soupe peut-être ?”

    L’Esthète Pop ne se doute pas qu’il vient de déclencher les foudres de Jean-Mi Underground. Qui n’a aucun lien avec le Velvet du même métal, mais doit son nom au fait qu’il se mue en jumeau de Cthulhu devant tout groupe ayant joué un jour devant plus de 50 personnes et vendu autre chose que ses cassettes auto-produites (dont le son laisse à penser que l’enregistrement a eu lieu sur la piste d’un aéroport un jour de grand départ en vacances).
    Jean-Mi Undergound est catégorique, quoiqu’un brin excessif : “Les Beatles, c’est de la merde en barre. Y rien à sauver. J’aurais été Chapman, je butais les quatre.”

    Au cours de leur échange musclé surgit la Kamikaze qui remarque que, systématiquement, on associe “soupe” et “minettes”. Dédé Le Puriste, qui surveillait les échanges seau de pop-corn à portée de main, lui saute à la gorge. “Oh, ça va, la féministe ! A cause des meufs de ton genre, on peut plus rien dire !” (Cette répartie brillante est applicable à toutes les situations, ce qui n’empêche pas Dédé de s’auto-liker, à la manière du clebs reniflant son pipi avec jubilation.)

    Jaillissant de nulle part, le Chevalier Blanc intervient pour dire que c’est un peu absurde de s’étriper pour un simple morceau de musique, non, quand même ? Il est immédiatement attaqué par les autres qui s’entendent à merveille pour lui dire de bien fermer sa gueule, parce que la musique, c’est un sujet sérieux, voire vital. Vu leur ton, on sent que s’ils en avaient le pouvoir, ils condamneraient le Chevalier Blanc à être enfermé dans un cachot humide avec en fond sonore les compils NRJ Music, volumes 1 à 798.
    “Oh, j’adore ce morceau, merci meuf, ça fait plaisir de l’entendre !” poste Copine Journaliste Musicale avec un gif où Patsy et Edina d’Ab Fab se font un high-five. Dédé Le Puriste like aussitôt. “Oh, salut, moi j’adore ce que tu fais…” Il se fait moucher par Copine Journaliste, pas dupe du plan drague, aussi transparent qu’un bikini blanc mouillé.

    Tandis que ces deux-là échangent des amabilités, un pote de Jean-Mi Underground poste des liens vers ses morceaux. “Tiens, au moins, tu pourras écouter de la bonne musique. N’hésite pas à commenter, hein et si tu peux écrire une chronique, ce serait top, même si on déteste la presse grand public, mais hein, bon, faut jouer le jeu. Et like notre page aussi, tu peux faire tourner auprès de tes potes ?” En cliquant malencontreusement sur un des liens, on entend les premières secondes d’un morceau. Mélodieux comme une boîte de boulons tournant dans un sèche-linge, accompagné d’un solo de tronçonneuse rouillé. Jusqu’ici ronflant à côté comme un bienheureux, mon chihuahua sursaute et se fait pipi dessus d’horreur, tandis que le chat en régurgite une boule de poils de la taille d’un Ewok adulte.

    Tandis qu’on nettoie, Amie Fan de Rock débarque et frôle la fracture du pouce en mettant des smileys hilares sous les postes les plus outragés, au risque de finir sur un rail avec goudron et plumes. Elle est secondée par le Roi du Jeu de Mots qui se lâche et ose les pire calembours, faisant enrager Dédé Le Puriste. Il en perd son Beschrelle et tape des réponses en phonétique et sans assez de voyelles.

    Pote Rocker Balèse annonce qu’il adore la vidéo qu’on a innocemment postée. Et qu’il a tous les disques, d’ailleurs. Dédé est choqué, mais se tait. Jean-Mi Underground hésite à se pendre avec sa skinny tie. La Kamikaze refait alors un piqué. “Ah c’est marrant, quand c’est un mec qui dit qu’il aime, là, vous fermez vos gueules, hein ?” L’Esthète Pop signale que lui aussi a dit qu’il aimait. Dédé et Jean-Mi lui retombent sur le poil tout en expliquant à la Kamikaze que même si on ne peut plus rien dire maintenant, ils espèrent bien qu’elle croisera la route d’un criminel sexuel sadique et en manque, mais que, vu comment elle est moche, même un sanglier en rut ne voudrait pas d’elle.

    Ayant fini mon ménage express, je me coiffe d’un casque bleu et j’interviens en mode léger-mais-ferme. “Eh, on se calme. Je vous rappelle que c’est MON mur. Si vous avez envie de vous injurier et de vous menacer, merci d’aller faire ça ailleurs.”

    “T’aka pas posté ici si tu veut pas de coms !” répond Dédé, très en verve, décidément.
    “On s’engueule pas, on discute !” ajoute Jean-Mi.
    “Eh, tu n’as pas aimé les morceaux de mon groupe ? Et ma page ? Tu n’as pas encore liké ma page !”

    Il est 18h. On est toujours lundi. Il fait toujours un temps à provoquer un suicide de masse au pays de Mon Petit Poney. D’une humeur de pit-bull enragé, je décide de supprimer la vidéo. Et ses commentaires.
    Une semaine plus tard, après une campagne assidue du pote de Jean-Mi Underground au sujet de son groupe (dont je n’ai toujours pas liké la page), je reçois un message de ce bon vieux Dédé : “Ben alors, tu ne postes plus de musique… C’est chiant… Facebook, c’est fait pour partager nos goûts…”


  3. People stared at the makeup on his face…

    janvier 12, 2016 by Isabelle Chelley

    Je ne vais pas revenir sur son influence sur la musique, la mode, l’art… Ni sur sa mort, survenue deux jours après la sortie d’un album touffu, ambitieux, fascinant. Ni sur sa vie, ses métamorphoses, sa capacité à se renouveler, à aller où personne ne l’attendait, à refuser de donner au public ce qu’il voulait.

    Hier, j’ai été dans le déni. Tout en me disant que j’étais un peu ridicule de pleurer sur un homme que je n’avais jamais rencontré de ma vie, que je ne connaissais pas, si ce n’est par ce qu’il avait bien voulu nous donner, à nous, ses fidèles. Et je me suis mise à dresser la liste de ce qu’il m’avait apporté. Je sais qu’aucun artiste n’a eu un tel impact sur ma vie. Pas à ce point.

    Si je n’avais pas reçu cet album – et pas son meilleur – à 15 ans, que je n’avais pas voulu en savoir plus sur lui, que je n’étais pas tombée, coup de bol, sur deux biographies, l’une signée Gilles Verlant, l’autre Jérôme Soligny (who else ?) pour satisfaire ma curiosité, je ne serais sans doute pas là, à écrire sur la musique. J’aurais probablement aimé d’autres groupes et, une fois arrivée à l’âge adulte (sans lui, j’aurais peut-être grandi, qui sait ?), je serais passée à autre chose, j’aurais cessé d’acheter des disques, de lire des bouquins sur la musique et d’organiser une partie de ma vie autour de ce qui est devenu une passion. Mise parfois en veille, jamais très loin.

    En vrac, il m’a d’abord fait découvrir à un âge impressionnable le glam, Bolan, Lou Reed, Iggy, le Velvet, Warhol et sa Factory, la décadence, l’ambiguïté et la séduction fatale de l’androgynie. Il m’a fait comprendre qu’on pouvait aimer les garçons & les filles. Je le soupçonnais, mais s’il le validait, c’était tellement plus facile de s’accepter. Il a fait exploser toutes mes conceptions sur la musique et mes goûts présumés. Oui, je pouvais aimer la pop, le rock, mais aussi la soul, la musique électronique, les expérimentations en tous genres. Et tant que j’y étais, pourquoi ne pas non plus m’intéresser à d’autres formes d’art ? C’était l’une des rares pop stars à parler de sa passion pour les livres, le cinéma, les musées. A semer en permanence des pistes dans ses interviews, invitant ses fidèles à élargir leurs horizons. Soudain, me trimballer en permanence avec un bouquin dans mon sac devenait cool et acceptable. Je n’étais plus la première de la classe, j’étais sa disciple en quelque sorte…

    Bien plus tard, quand j’ai appris à me foutre du fait d’être cool ou pas, il est encore venu à mon secours. J’ai souvent plaisanté sur le fait que notre vrai point commun – la schizophrénie d’un très proche – était celui dont je me serai bien passée. J’ai fini par me faire tatouer sur l’épaule droite des paroles en hommage à son frère. Dans l’espoir, un jour, d’accepter que rien ne serait plus pareil entre ma sœur et moi. Et pour me forcer à en parler à ceux qui liraient cette phrase, pour m’alléger un peu de ce poids. Ok, pensée magique, idolâtrie adolescente de ma part sans doute. N’empêche. À la longue, je crois qu’il m’a aidée. Ne serait-ce que par cette sorte de connivence entre nous. Qui n’existait que dans mon esprit.

    Il a aussi foutu le bordel dans ma vie et dans ma tête. Transformé la fille obsédée par l’idée de ne déplaire à personne en rebelle rebelle, cheveux teints et maquillage post-glam à faire fuir le spectre de Bolan inclus. Comme le temps, il a pris une cigarette, me l’a mise dans la bouche et… Je n’y peux rien si je ne le trouvais jamais aussi séduisant qu’en train de fumer. Il m’a empêchée de suivre la voie toute tracée que j’aurais dû emprunter, longues études, job stable, etc. Il a libéré le freak, le petit monstre qui sommeillait en moi.

    Il m’a rendu plus curieuse. Moins conne. Tellement plus cultivée.

    Il m’a empêchée de mourir d’ennui en intégrant le rang.

    Il me laisse un grand vide, là.


  4. Un peu de fiction…

    mars 13, 2015 by Isabelle Chelley

    J’ai écrit ça il y a trois ans… Je n’ai jamais cherché à faire publier cette nouvelle-là. Trop près de l’os, sûrement… Je ne sais même pas pourquoi je la poste ici, sans doute juste parce que je n’ai rien mis sur ce blog depuis des plombes et que j’ai douze articles que je pourrais finir si je voulais, mais…

    C’est un de ces jours où le voile du temps s’est effiloché. Un de ces matins où j’ai l’occasion de faire un tour ailleurs, dans le passé, voir si c’était vraiment mieux avant (en fait, non, pas tant que ça). Je connais les règles du jeu : impossible de modifier le présent, je n’empêche pas les morts, les suicides et les catastrophes naturelles. Je ne sauve pas le monde, j’ai d’autres trucs plus futiles à faire. Je me balade en témoin, j’observe, je fais la touriste, je planque mon téléphone et si je prends des photos, c’est en douce. Dommage quand je me retrouve à la Cavern devant des jeunes Beatles, que j’assiste au dernier concert de Ziggy Stardust ou au défilé où Mary Quant a lancé la minijupe. Parfois je ramène un souvenir, rien d’extraordinaire, juste une bricole par-ci, par-là… Je pourrais sans doute me confronter à d’autres instants que les épisodes qui m’ont marquée à l’adolescence quand je me suis immergée dans l’histoire de la pop, du rock, bouffé des kilos de livres sur le Swingin’ London et le reste. Je suppose que je pourrais aller voir l’assassinat de Kennedy ou n’importe quel événement historique, mais bizarrement quand je m’immisce dans la petite déchirure de ce voile, je me retrouve toujours dans de petits grands moments de pop culture. Même lorsque je vis des instants d’exception, la superficialité me colle à la peau. Il ne faut pas lutter contre la malédiction.

    J’ai posé la main sur le mur de ma chambre, toujours au même endroit. Non, il n’y a pas de lumière aveuglante qui irradie de cette drôle de faille. Mais en regardant bien le long de la craquelure qui zèbre le mur, on distingue une sorte de flou, comme l’air chaud qui tremble dans un désert. Et sans que je comprenne comment, je me suis retrouvée ailleurs.

    Enfin, pas vraiment. Cette rue-là, moche, sans âme, avec ses petits commerces, ses jardinières en béton rosé garnies de géranium, ses lampadaires pseudo-rétro et ses pavés autobloquants dessinant un puzzle crème et beige, c’était celle qui menait chez moi. Enfin, avant que mes parents ne revendent la maison. Je n’aimais pas particulièrement cette banlieue moyenne, ses habitants, son ennui tellement cliché qu’il ne mérite pas d’être mentionné. Mais la maison, c’était autre chose. Elle était mitoyenne de celle de mon grand-père où je passais mes journées. Parce que comme chez tous les grands-parents, il y avait de quoi fouiner, des vieux magazines vestiges des années soixante et au-delà, des catalogues remplis de looks exotiques quand on a grandi dans ces eighties oubliées par le bon goût, des photos, des objets et des strates de souvenirs accumulés. Rien de foufou, juste de quoi stimuler mon imagination de gamine qui n’en avait pas besoin, me pousser à nourrir une fascination pour un passé idéal et composite que je me suis fabriqué avec des éléments recombinés à ma sauce.

    Et puis surtout, il y avait mon grand-père. Mon héros. J’étais sa chérie, je le lui rendais bien. C’était le plus beau, le plus élégant, le plus drôle, le plus brillant. Toute personne pensant le contraire avait droit à une place de choix sur ma liste noire. Il me gâtait trop, je lui en demandais toujours plus et il ne reculait devant rien pour me combler. À l’adolescence j’ai eu peur de le décevoir, je ne voulais pas grandir, pas le quitter, pas devenir une femme… J’ai parfois eu l’impression de le peiner en gagnant mon indépendance, même s’il prétendait que ça lui faisait plaisir de me voir prendre mon envol. Au fond, il n’avait pas plus envie que moi d’arrêter nos sorties en duo, nos explorations de musées, nos moments de connerie où on se foutait des gens autour de nous, en sachant très bien qu’aucun d’entre eux n’oserait râler contre ce monsieur élégant et sa petite fille modèle.
    Pourtant, il a bien fallu en passer par là. Que la petite princesse à son papy devienne la petite garce en minishort qui allume tout ce qui respire avec ses guiboles éternellement pas finies flottant dans ses bottes. À l’inverse de mes parents, il n’a rien dit sur mon premier tatouage, ni jugé mes choix de carrière bizarres. Il savait qu’entre deux interviews de rock-stars je prenais toujours deux minutes pour passer le voir ; qu’il m’avait transmis ce don d’obtenir ce que je voulais en jonglant entre politesse nickel et caprices de pourrie gâtée, que sous mes airs de bad girl évaporée, je n’étais ni stupide, ni superficielle… Juste mal dans ma peau, coincée pour l’éternité dans la peau d’une pré-ado, terrifiée à l’idée de vieillir. Il continuait à tout me passer, riait quand je disais préférer mon chihuahua à un éventuel bébé, même si au fond, je sentais qu’il aurait préféré que je me range. Que je tienne les promesses de l’enfance.

    En jetant un œil aux boutiques, j’ai évalué la période où j’avais dû débarquer. 1992 ou 93 à en juger par la mode, l’esthétique eighties mal digérée. Le moment ou mon grand-père était tombé malade. Et où lâchement, j’avais commencé à moins le voir, parce que je ne supportais pas que mon héros soit rattrapé par son corps, marche avec une canne, trébuche, tombe et s’écorche les mains et les genoux comme un gosse. À chaque fois que je l’aidais à se relever, je sentais son malaise, sa tristesse, cet air de dire, j’en suis arrivé là…
    Quand il s’est mis à vraiment décliner, j’ai repris mes habitudes, je suis retournée le voir plus souvent. Mais au fond, j’avais l’impression que c’était trop tard. Qu’il savait que je savais qu’il était sur le départ et ne voulais pas voir ça.

    En remontant la rue jusqu’à sa maison, j’ai répété dans ma tête les phrases que je n’avais jamais pu lui dire, parce qu’elles m’étaient venues après. J’allais enfin lui expliquer, même si j’y laissais au passage mon eyeliner et mon mascara façon panda en larmes, que je n’avais pas voulu lui faire du mal, qu’il était mon héros et que les héros ne déclinent pas. Lui déballer mes regrets, mes remords, tout ce qui me rongeait depuis trop longtemps, me pesait sur le cœur au point qu’une fois par semaine au moins, je prenais mon téléphone, composait automatiquement son numéro et qu’au moment d’appeler, je me souvenais soudain qu’il était trop tard.

    On m’avait redonné une chance de rectifier une erreur, je n’allais pas la laisser passer. Tout irait mieux ensuite, comme dans ces films maladroits des fifties où l’héroïne se souvient d’un incident marquant devant son psy et que, par miracle, elle guérit de sa pelletée de névroses.

    Je suis passée devant la maison de mes parents. Au boulot sûrement, vu l’heure. J’ai mis la main dans ma poche. J’avais les clés de chez eux. Mon vieux trousseau. Avec le porte-clés ramené de Londres, l’éclair rouge et bleu émaillé d’Aladdin Sane. J’ai poussé la porte, hésité avant d’entrer. J’ai remonté le couloir jusqu’à l’escalier menant à ma chambre au premier étage. Pas envie de visiter le reste. Je savais ce que j’allais trouver. Cette maison-là, je la hantais régulièrement la nuit. Je fais des rêves d’un réalisme frôlant le stupide. C’est le seul domaine où l’imagination me déserte.
    Ma chambre, c’était autre chose. Je l’avais tellement chamboulée, décorée, redécorée au fil des mes engouements que je n’étais plus sûre de son aspect. Les images s’étaient superposées dans ma mémoire. Je me suis revue en train de faire ce collage placardé sur ma porte. Twiggy, Mary Quant, les Beatles, un jeune Brian Jones boudeur, des photos de mannequins sixties en minijupe en train de chahuter et de prendre des poses impossibles. Mon hommage au Swingin’ London, la période où j’aurais rêvé de vivre. J’ai entrebâillé la porte, passé une tête. Les rideaux et la moquette noirs, les piles de livres, les vinyles chinés dans des brocantes, le mur consacré à Bowie sous tous ses angles, celui rendant hommage aux rock-stars secondaires dans mon panthéon personnel. Tout était là. J’ai tourné les talons sans entrer. J’avais plus sérieux en tête que de revisiter mon petit musée personnel. Dommage que le jour où je grattais sous la surface, personne ne soit là pour le voir.

    Mon grand-père n’a pas semblé plus surpris que ça que je sonne à sa porte. Pas plus que moi quand il m’a ouvert. Je l’ai embrassé, retrouvé l’odeur de son eau de Cologne un peu désuète, imprimée dans mes narines. Et comme dans mes souvenirs, la peau de ses joues est douce, rasée de très près, ses cheveux blancs impeccables, encore abondants. Je regarde ses mains. Elles ont commencé à se tacher. Pas de doute. Bientôt, il sera de plus en plus vulnérable. Le colosse d’1,80 mètre va se voûter, imperceptiblement au début, puis marcher en traînant un peu les pieds. Il va troquer ses costumes contre des tenues de papy, des pantalons confortables et des gilets moches mais bien chauds, des horreurs qu’il n’aurait pas approchées quelques mois plus tôt.

    « Tu as vu ? Je suis revenue… Mais je ne peux pas rester, il va falloir que je reparte, que je te laisse… »
    Mon grand-père sourit. Il a le regard triste, presque humide.
    « Je sais ce qui va se passer après. Je n’ai pas le beau rôle. C’est juste que… C’est juste que… »
    Bordel, ces belles phrases, préparées avec plus de soin que n’importe lequel de mes articles, me restent bloquées en travers de la gorge. Il faudrait peut-être que je boive quelque chose, mais pour une fois, je veux rester lucide.
    « Pour l’instant, tu es encore en forme… mais tu sais que ça ne va pas durer. Un jour, tu vas décliner et ça, comme une petite conne égoïste, je ne l’ai pas supporté. »
    Je sens la débandade côté mascara. Je serre la main de mon grand-père, j’ai peur qu’il m’échappe avant que j’ai fini de vider mon sac, de me colleter avec ma lâcheté.
    « Alors je t’ai évité. Parce que c’était trop dur. Pas parce que je ne t’aimais plus, hein… Tu le sais… »
    Mon grand-père hoche la tête.
    « Mais le pire… Le pire, c’est qu’un jour, on m’a appelé pour me dire que… que c’était la fin. Et je bossais ce jour-là. »
    Oui, sale petite conne égoïste, tu as préféré travailler parce que sous tes airs de t’en foutre, tu es bouffée par l’ambition, par le besoin de prouver à tes collègues que tu es meilleure qu’eux, que tu peux en faire plus. Tant pis si au passage tu n’es pas là pour tenir la main de ton grand-père, si pour te rassurer, tu te dis qu’il n’avait plus sa tête, que tout le monde t’a affirmé qu’avant de s’éteindre, il a parlé de toi, a dit que tu étais près de lui et qu’ils ne l’en ont pas dissuadé. Ça ne t’a jamais suffi de savoir ça. Au contraire, c’est encore pire, cet épisode te ronge depuis. Tu as planté ton grand-père, tu lui as posé le lapin ultime et lui, il a fait comme si tu étais là, pour se rassurer sans doute…
    « Si je pouvais revenir en arrière, je serai là quand tu partiras… » Oui, côté concordance des temps, on s’embrouille un peu, mais on se comprend. Mon grand-père a l’air de plus en plus triste. Il ouvre enfin la bouche et je ne prête pas tout de suite attention à ce qu’il dit. J’écoute sa voix. Je croyais l’avoir oubliée. N’importe quoi. Je m’en souviens parfaitement.
    « … Tu étais là, tu sais. Tu étais là. »
    Non, pas encore ce mensonge destiné à calmer ma culpabilité. J’ai envie que pour une fois, mon grand-père cesse d’être indulgent, de tout me passer, y compris le pire, me balance mes quatre vérités, me traite comme je le mérite.
    « Non, je n’étais pas là, tu le sais bien. J’étais prise, je travaillais, je me suis dit que tu tiendrais jusqu’au lendemain. Et je ne suis pas venue. Je n’étais pas là, on a dû te dire le contraire et tu n’étais pas trop conscient, mais non, tu vas voir, tu vas partir sans que je sois là.
    – Je sais aussi bien que toi comment ça se passe. C’est ma mort après tout, alors tu permets, je maîtrise le sujet. Et, oui, tu es là. Près de moi. »
    OK. Décidément, il est dit que je ne pourrai jamais régler cette histoire, que je vais traîner mes remords jusqu’à la fin des temps.
    « Tu n’as pas idée de ce que je regrette de ne pas avoir été là.
    – Non, c’est moi qui regrette, répond mon grand-père. Il parle très bas, j’ai du mal à l’entendre.
    – Regretter quoi ? À part de m’avoir pourrie pour tous les autres hommes, je ne vois pas. Je m’en voudrai toujours. Je n’étais pas là. C’est tout.
    – Tu étais là. Tu es venue. Tu m’as pris par la main. Et les regrets, c’est moi qui les ai. »
    L’espace d’un instant, j’ai cru comprendre ce qu’il voulait dire. Le voile du temps. Mes allers et retours dans un certain passé. Ces drôles de rêve très réalistes où je retourne dans la maison de mes parents. Cette impression d’être souvent seule, de ne rien éprouver vraiment, pas même la douleur physique. Tout cela n’avait pas de sens au fond. C’était comme ça depuis quelques années, je ne sais plus combien, je l’acceptais.
    Mon grand-père parlait toujours. J’ai fait un effort pour me concentrer sur ce qu’il disait. Ah oui, lui aussi avait des regrets.
    « …Enfin, regret, ce n’est pas le bon mot. Il n’y a pas eu un jour où je ne m’en suis pas mortellement voulu de t’avoir donné les clés de la voiture ce jour-là… »


  5. Liste à l’index

    août 6, 2014 by Isabelle Chelley

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    Ce matin, ça s’indigne sur Twitter et Facebook. Le NME a publié sa liste des 100 artistes les plus influents et dans le Top 25 ne figurent pas les Beatles, les Stones, Dylan, les Who, etc. Tandis que mes camarades s’organisent pour sauter dans le premier Eurostar, torches et fourches en main, je me creuse les méninges, en quête d’une explication. Les journalistes ont-ils fait ce classement à 4 grammes du matin au pub du coin ? Un correcteur troll aurait-il tout chamboulé avant de guetter les réactions sur les réseaux sociaux, pop-corn à portée de main ? Et pourquoi me suis-je collée ma brosse à mascara dans l’œil droit ? (ça n’a rien à voir, mais c’est désagréable. Autant que de ne pas être dans le Top 25 pour Dylan, sans doute)

    Redoutant le plasticage de ses bureaux, le NME a publié une explica-justification. En gros, la rédac’ ne voulait pas une fois de plus s’incliner devant les mêmes statues du commandeur et s’est demandé ce que les jeunes groupes aujourd’hui écoutaient et émulaient. Ça se tient. Et ça aurait pu couper la chique aux râleurs qui se plaignent que dans la presse rock, on laisse trop de place aux morts et aux momies à guitares. Mais le râleur, n’aimant rien d’autre qu’entretenir son ulcère, s’est empressé de chouiner que hein, bon, faudrait quand même pas manquer de respect aux papys du rock et scier en douce les pieds du déambulateur…

    Ah, au fait, et moi, j’en pense quoi, vous demandez-vous par-delà votre écran ? (Ou pas, c’est votre droit. Mais alors que foutez-vous là ?). Vous allez rire, mais je m’en cogne de cette liste. Je préfère aller regarder une vidéo mignonne d’un chaton jouant avec la queue d’un autre chat.

    Je ne comprends toujours pas l’intérêt des listes, si ce n’est pour remplir des pages de magazines pendant l’été. Ou à la fin de l’année, quand l’actualité musicale frôle le néant. Laissons les classements aux sportifs. On ne peut pas classer de façon satisfaisante des artistes, sauf par ordre alphabétique quand on a une grosse discothèque. Les listes sont par nature subjectives. Il n’existe pas d’algorithme pour déterminer si, oui ou non, “Like A Rolling Stone” est une meilleure chanson que “Waterloo Sunset”, si Nirvana est plus fort que les Beatles ou si Radiohead est plus influent sur les groupes actuels que les Who… Si je vous demande aujourd’hui quelle est votre chanson préférée de tous les temps, je doute que vous me donnerez la même réponse samedi soir, après quelques verres ou lundi matin, quand, frappé de céphalo-rectalée vous irez en zombie au boulot… Je parle en connaissance de cause. Il y a des jours où je bloque totalement sur un artiste, un album, voire un morceau et je n’écoute que ça. En boucle. Deux semaines après, je compulse sur un autre. Ou je n’écoute que des playlists où figurent des dizaines de groupes…

    Le jour où je me présenterai à la présidence, je tiens mon slogan. Moins de listes, plus de playlists. Je préfère qu’on partage avec moi ses morceaux préférés que ses opinions définitives. Qui changeront l’an prochain, au prochain hors-série spécial listes de classements des tops.


  6. Un peu de fiction…

    juillet 9, 2014 by Isabelle Chelley

    En 2007, j’ai participé à la revue Minimum Rock’n’Roll, avec pour thème imposé, lèvres et rock’n’roll. J’ai pondu cette nouvelle en quelques heures, à l’approche de la deadline… Je la remets ici, sans la relire. À l’époque, je n’en étais pas trop mécontente, mais ça ne veut rien dire…

    Lundi
    La scène est insoutenable de miamitude. Miamitude, comme dans « hum, rrrrr, miam miam, mmmmm… »
    Chemise ouverte sur un torse de poulet fluet, peau blanche de bébé albinos élevé au fond d’une grotte. Guiboles fluettes de pré-adolescente anorexique moulées dans un jean skinny tuyotant sur des boots à talons. Bouclettes blond sale qui évitent de croiser le peigne. Yeux géants, cils de bambi, expression pseudo-innocente, genre, je n’ai jamais vu le loup, mais toi peut-être tu pourrais m’initier…
    Il feule et ronronne dans le micro, ondule, ne quitte pas des yeux la caméra.
    Ce type-là est un vrai cliché de rock star. De l’essence de concentré de rocker. Pour atteindre ce niveau-là, je le soupçonne d’avoir passé les 18 premières années de sa vie enfermé dans un bunker à visionner en boucle toutes les images emblématiques de 50 ans de rock’n’roll. Facile puisque la révolution a été télévisée. D’ailleurs, dès qu’il l’ouvre, il débite au kilomètre du solide clicheton 24 carats. Oui, le rock’n’roll, c’est un style de vie, une attitude, la musique n’en est qu’un élément, blah-fucking-blah…
    Ce type-là est un vrai régal pour les rédacs chefs de magazines de rock. A la limite du rêve érotique.

    Et alors ?
    Je m’en contrefous. Parce que lorsqu’il l’ouvre, je n’écoute pas un mot de ce qu’il dit ou chante. Je suis trop occupée à me laisser hypnotiser par l’organe qui lui dévore le bas du visage. Une paire de lèvres moelleuses, toujours un brin humides et brillantes (aurait-il découvert le secret du gloss perpétuel ?). Cette bouche-là est vivante. Elle mériterait d’avoir son propre agent, voire son label rien qu’à elle, une marque de fringues à son nom et sa Rolls avec chauffeur. On ne veut pas commencer à imaginer ce dont elle est capable au lit ou ailleurs.
    Oui, cette bouche-là me fascine, me transforme en petite flaque baveuse. Quand je la fixe, je ne peux plus aligner deux pensées. Voire deux mots.

    Un jour, j’ai interviewé le propriétaire de cette bouche. J’avais au préalable tenté d’expliquer la situation à mon rédac’ chef. « Tu comprends, non, vraiment, pas possible, je ne serai pas à la hauteur, non, je t’assure, pas une bonne idée même si elle vient de toi. » J’y suis allée, la mort dans l’âme, consciente du fiasco qui m’attendait. J’ai fait un détour par le bar, éclusé de quoi assommer un bucheron avant de me lancer.
    Et là, face à cette fameuse bouche, je me suis liquéfiée. Littéralement. Cerveau collant au plafond, incapable d’articuler quoi que ce soit de cohérent. Un énième gin-tonic plus tard, j’ai fini par poser trois ou quatre questions d’un niveau intellectuel affligeant, faisant passer la presse pour teenagers en pleine explosion hormonale et atrophie des neurones (« Yeah, toi aussi tu peux copier le look de Britney ! ») pour les Cahiers du Ciné version rock’n’roll. Le résultat avait des allures de Waterloo journalistique.

    Depuis, ces lèvres-là sont tabous. J’ai passé des mois à les éviter à la télé, à la radio ou dans la presse. Pour ne pas me souvenir de cette humiliation.
    Et puis les revoilà. Précédant de quelques millimètres le nouvel album de leur propriétaire. Elles vont encore m’empêcher de dormir. Et quand je ne dors pas, je deviens vite parano.

    Mercredi
    J’ai trouvé la solution, je crois. Un jour, je me suis rendu compte que si quelque chose m’obsédait, me fascinait, me terrifiait, il ne fallait surtout pas que je l’évite. Non, je devais m’en repaître. C’est comme ça que je me suis raconté chaque jour, pendant des semaines, la noyade de Brian Jones. Le suicide de Kurt Cobain et d’Elliott Smith. Celui de mon petit frère. Au besoin, je rajoute des détails. J’écris puis je jette ou j’efface.
    Je vais me repaître de ces lèvres. M’en goinfrer jusqu’au dégoût. C’est une méthode quasi-scientifique testée et éprouvée par les nutritionnistes spécialisées dans les compulsions alimentaires. Ils forcent les petites boulimiques à manger tous les jours un peu de Nutella ou n’importe quelle autre cochonnerie du désir pour démystifier la substance magique. A nous deux, la bouche…

    Jeudi
    Je viens de visionner 17 clips où l’on voit les lèvres et leur propriétaire. En règle générale, les clips ont une sale tendance à m’hypnotiser. Gamine, déjà, les publicités avaient cet effet-là. J’en connaissais chaque détail en deux visionnages maxi : costumes, décors, couleur de cheveux de la ménagère qui avait la bonne lessive ou le mauvais détergent. Sont ensuite venus les clips, les publicités pour les singles. Et j’ai retrouvé ce plaisir béat à absorber en vrac des détails inutiles, à nourrir mon petit cerveau de trivia sans intérêt.
    Je connais par cœur des centaines de clips. Je suis MTVette à moi seule.
    Et les 17 clips que je viens de m’envoyer à la chaîne, je peux les réciter à l’envers.
    Tiens, j’en serai presque dégoûtée. Je vais me coucher, sachant que pendant deux heures au moins, ces images vont se télescoper dans ma tête alors qu’enfouie intégralement sous la couette, je tenterai de faire le vide.

    Samedi
    La tactique du dégoût n’a pas fonctionné. Je devrais le savoir : ce n’est pas parce que je collectionne les cuites que j’ai arrêté de boire.
    Les lèvres ne m’ont que modérément effleuré l’esprit hier. Puis ce matin, avant même de prendre un café, elles étaient à nouveau là, au premier plan de mes pensées. Maintenant, j’imagine leur texture. Leur souplesse. Elles sont forcément douces et tendres, fermes, bien lisses. Un mélange de cul de bébé et de couvercle d’iBook tout neuf que rien n’a encore rayé. Je plains celui qui n’a jamais eu envie de caresser un iBook. Il ne sait pas ce qu’il rate côté sensualité.
    Ça ne s’arrange pas. Il faut prendre des mesures. Avant le café et la douche, j’ai donc convoqué l’ami Google pour qu’il me file un coup de main. J’entre le nom du propriétaire de la bouche dans le browser, je spécifie que je ne veux que les images.
    9 000 réponses, me répond Google avec un air satisfait, genre « ça devrait suffire pour aujourd’hui, non ? »
    Évidemment. Je vais me faire un petit Warhol de lèvres. Choisir les meilleures, les assembler, imprimer tout ça et hop. Fini la fixette. Quand j’aurais cette bouche sous le nez 24 heures sur 24, je devrais me calmer.

    Lundi
    Il y en a partout. Et l’effet s’estompe. Très vite. J’ai photocopié mon collage de bouches à une centaine d’exemplaires, j’en ai placardé dans tout l’appartement, jusque dans les toilettes et la salle de bains. Au début, saisie par l’absurdité de la situation, je me suis dis que là, c’était bon, j’étais passé de l’autre côté et que si je continuais, je ferai des collages à Sainte Anne, avec un kimono à longues manches. Ma prise de conscience n’a pas duré. Comme ce jour où j’ai réalisé que je pouvais siphonner deux fois plus de gin que n’importe quel de mes copains et envisagé dans la foulée de me sevrer. Passée l’horreur du constat, je me suis fait une raison et ajouté cette particularité à la liste de mes petites excentricités.
    Bonjour, je m’appelle Violet, je suis journaliste, je peux boire plus de gin que vous et je suis obsédée par une bouche. A part ça, tout baigne.

    Mercredi
    Je tiens à préciser que je ne suis pas du tout comme ça en général. Je ne fantasme pas plus que de raison sur la première pop star venue, loin de là. D’ailleurs, je me fiche pas mal de la pop star qu’il y a autour de cette bouche. Je serai incapable de dire si j’aime vraiment ce qu’il chante. Quand je l’écoute en faisant abstraction de ce qui m’intéresse chez lui, je trouve même ça plutôt indifférent. Du rock’n’roll générique, élevé en batterie, avec le bon riff là où il faut, des woo-hoo au refrain, des petits cris de vierge effarouchée çà et là, histoire de dire, je ne suis pas celui que vous croyez, ne me prenez pas que pour un objet sexuel, enfin bon, un peu quand même merci, des paroles d’une crétinerie juste moyenne, donc décevante, des sous-entendus plutôt sous qu’entendus, bref, rien de transcendant.
    Non, je fais rarement des fixettes comme celle-ci. J’ai dû péter un câble quelque part. Je dois être fatiguée. Je sors trop, je bois trop, je bosse trop. Je sens qu’en ce moment, tout m’échappe. Là, par exemple, je ne sais plus trop comment me vider la tête, en faire sortir cette bouche qui m’empêche de dormir. Aller voir un psy ? Hum, pas évident de lui exposer mon problème sans qu’il ne m’expédie chez les hommes en blanc. En parler à une amie ? Je n’ai pas l’habitude de déballer mes misères. J’ai suffisamment bavé contre la télé-réalité et ses vidanges de grands sentiments en direct pour avouer que j’ai mal à la tête, alors raconter un truc aussi invraisemblable, ça tient du suicide social.

    Jeudi
    J’ai trouvé une solution. LA solution, devrais-je dire. Dommage qu’il faille en passer par l’impensable. C’est-à-dire rester assez longtemps en présence de Miss Starfucker (un pseudo, j’espère pour elle) pour lui donner son ordre de mission et ce sans m’énerver, sans avoir des envies d’éteindre ma cigarette sur son 95 D qui déborde invariablement de ses bustiers. Pas évident. Miss Starfucker se prend pour une groupie des années 70, n’a pas encore réalisé que nous sommes au 21e siècle et que rêver de rencontrer des bites célèbres n’est pas une ambition très valorisante. Miss Starfucker appartient à cette race de filles dont les seins se sont développés plus vite que les neurones. Miss Starfucker passe ses soirées à hanter tous les lieux où elle est susceptible de rencontrer des rock stars, à parlementer avec des roadies, des managers et des gardes du corps afin d’entrer backstage ou dans la suite royale. Miss Starfucker dépense une énergie hors du commun pour se faire traiter comme un bout de barbaque par des enfants gâtés capricieux qui ont oublié leur top model-poupée gonflable à la maison en partant en tournée. Et comme elle a buggé en lisant les mémoires de je-ne-sais-quelle-groupie, elle fait des moulages anatomiques après avoir servi. J’aimerais voir ses étagères et le dessus de sa cheminée.
    Inutile de préciser que je n’ai jamais pu avoir une conversation normale avec elle. Nous n’habitons pas sur la même planète. Je la prends pour une bimbo pathétique. Elle me prend pour une conne et une snob.
    Ce soir, pourtant, je la localise dans le bar d’un hôtel où doit traîner une pop star anglaise plate de la fesse qu’elle n’a pas encore à son palmarès. Pour l’amadouer, je lui paye un verre. Je feins d’écouter sa dernière aventure. Puis j’entre dans le vif du sujet. Sa mission, qu’elle acceptera forcément, consistera à mouler LA bouche.
    Miss Starfucker me regarde et je la sens à la limite de l’incrédulité. Ça ginginte, là-haut. Elle jubile dans le fond. Comme si elle m’avait refilé son sale virus. Je ne m’attarde pas. J’ai peur qu’à la longue, elle me considère presque comme une égale.

    Samedi
    D’accord, je n’ai jamais tenu Miss Starfucker en très haute estime, mais là, je dois reconnaître qu’elle a assuré. Elle vient de m’apporter le moulage.
    D’accord, l’objet en question ressemble un peu à ce que je faisais avec les kits Mako quand j’étais jeune, innocente et que je ne fantasmais pas sur des bouches inconnues, mais je suis sûre que d’ici ou une deux semaines, je serai guérie grâce à ce gri-gri de plâtre.

    Dimanche
    Ça fait drôle de se dire que ce plâtre a touché sa bouche.

    Mardi
    Je ne sais plus si j’ai voulu ce moulage pour me débarrasser de mon obsession ou l’envenimer. Pour l’instant, le résultat n’est pas concluant du tout. Je me demande si je ne vais pas demander à un copain artiste de réaliser un moulage en latex qui serait plus réaliste.

    Vendredi
    Même en latex, en résine ou en n’importe quoi d’aussi proche de la réalité que possible, ce moulage-là ne sera jamais ce que je désire vraiment.

    Samedi
    Je sais ce que je désire vraiment. Ce n’est pas très raisonnable. Ni très accessible. Mais qui prétend qu’assouvir ses fantasmes est une partie de plaisir ?

    Dimanche
    Grâce aux précieuses informations de Miss Starfucker, je sais où traîne le propriétaire des lèvres quand il n’exerce pas sa profession de rock star. Je m’y rends. L’air de rien. Dopée au gin pour tenir le choc quand je l’aborderai. Mon plan est simple. Boire avec lui, le ramener à la maison lorsqu’il sera trop bourré pour réaliser que suivre la première venue n’est pas la meilleure idée du monde.
    Les femmes tiennent moins bien l’alcool que les hommes à cause d’une masse graisseuse plus importante. Le jour où j’ai eu connaissance de cette information précieuse, je me suis débarrassée de tout ce gras traître. Qui a dit que boire était complètement mauvais pour la santé ? Ce soir, grâce à ma préparation physique, je vais embarquer les lèvres à la maison.
    Les lèvres et leur propriétaire ne sont pas farouches. Quelques verres et hop, les voilà qui sautent dans un taxi en ma compagnie.

    Dimanche
    Le propriétaire des lèvres n’a pas vraiment paru surpris en se réveillant menotté. En revanche, il a halluciné en constatant qu’il avait dormi tout habillé. Il a voulu savoir ce que nous avions fait ensemble. « Rien, » ai-je répondu. C’est la plus stricte vérité. Je lui dois bien ça.
    Je ne les ai même pas embrassées. A quoi bon ? Je sais que ça ne me suffira pas.

    Lundi
    Rien ne me suffira jamais. J’en ai bien peur. Le visuel, le contact, le toucher. Pas suffisant. Vivre éternellement avec elles ? Non plus. Pas assez intense, pas assez fort. Et puis, il faudrait que je me coltine leur propriétaire. Alors que c’est elles et elles seule que je veux. Pour moi.
    Elles sont toujours là, avec lui, bien sûr. Qui s’impatiente parfois quand il revient à lui entre deux cocktails somnifères-alcool. C’est une petite nature.
    Je crois que je sais ce dont j’ai envie. C’est encore plus déraisonnable que toutes ces choses déraisonnables que j’enchaîne depuis quelques jours. Mais c’est la seule porte de sortie envisageable. Je ne peux plus laisser ces lèvres sortir de ma vie. Déjà que lorsqu’elles sont là, le vide, le manque ne sont qu’à moitié comblées…

    Mardi
    Le résultat n’est pas beau à voir. Tiens, si j’entrais dans ma salle de bains à ce moment-là et que je n’étais pas prévenue, je vomirai.
    Il y a du sang partout. Je ne suis pas très douée en travaux manuels. Je manie mal le coupe-chou.
    Je crois que le propriétaire des lèvres ne reviendra jamais à lui. Et c’est aussi bien. Il n’apprécierait pas beaucoup de se voir dans cet état-là, sans elles au milieu de la figure.
    Je vais les dévorer. Pour les avoir toujours avec moi.

    Mercredi
    Déjà entendu parler d’une végétarienne devenue cannibale ? Vous pourrez répondre oui, désormais. Entre nous, l’expérience a été abominable. Bien moins jouissive que je me l’étais imaginée. Mon corps a essayé de se révolter à plusieurs reprises. Mon estomac a voulu faire la grève. Mes dents elles-mêmes n’ont rien voulu savoir. J’ai avalé ses lèvres sans mâcher.
    Je me sens carrément mal.
    Ce n’est pas psychosomatique. Je tremble. J’ai de la fièvre.
    Je suis allée vérifier sur Internet ce que je soupçonnais. Ce salaud-là n’était qu’un tricheur. Ses lèvres ? De la gonflette esthétique. Collagène ou une autre merdouille synthétique qui est en train de m’empoisonner. Peut-être un de ces produits expérimentaux achetés au Brésil, le pays des cobayes du bistouri.
    Je suis en train de m’empoisonner à petit feu. Je n’ai pas le choix… Je ne peux pas les perdre.
    J’ai posé la tête sur le carrelage de la salle de bains. Dès que je ferme les yeux, je les vois. Elles s’approchent, se penchent vers moi, s’entrouvent.

    Je crois qu’elles viennent de m’avaler.


  7. I’m not there

    juin 11, 2014 by Isabelle Chelley

    Un jour j’ai sorti un livre. Ce n’était pas le premier, mais j’y croyais un peu. Mon attachée de presse a été remerciée par la maison d’édition à peine un mois après, alors qu’elle faisait de l’excellent boulot. Le livre n’a eu quasiment aucune promo et est vite tombé aux oubliettes, malgré mes efforts. Je comptais dessus pour me sortir des galères des piges aléatoires, j’espérais décrocher un boulot correctement payé (oui, je suis une sale matérialiste, j’ai tendance à aimer recevoir des sous en échange de mon travail). Mais rien. Rien du tout. Six mois de boulot à la poubelle, en gros.

    Je me suis promis ce jour là que ce serait le dernier livre que j’écrirai. Jusqu’ici j’ai tenu ma promesse. Je me suis d’abord privée de mon activité favorite. Puis l’inspiration m’a désertée. Ou le goût d’écrire, je ne sais. J’écrivais tous les jours, de façon quasi compulsive depuis mes onze ans. Ça laisse un gros vide à combler. Je l’ignore comme je peux… Je suis très douée pour ignorer.

    Mais plus jamais je ne veux me remanger un échec comme celui-là. Mon reste d’amour propre et mon ego stupidement démesuré par rapport à mes compétences ne le supporteraient pas. J’ai participé depuis à des projets collectifs, je veux bien donner un coup de main, passer les plats, collaborer, mais c’est le maximum. Au-delà de cette limite, je prends la fuite.

    Depuis, je vois passer les bouquins des autres avec envie, c’est d’autant plus dur que je suis entourée de gens créatifs… De mon côté, je me suis persuadée que je ne suis pas créative. Une bonne exécutante, oui. Douée pour traduire les mots des autres, aussi. Pas pour écrire les miens. Je ne considère pas que mes articles soient de la création. Je retranscris ce qu’on me raconte, j’écoute, j’essaie de poser les bonnes questions, j’ajoute un peu de perspective. Mais je ne crée rien du tout.

    Oui, je sais, c’est paradoxal, vaguement débile et nombriliste d’écrire qu’on n’écrit plus. Je ne le fais pas pour qu’on me supplie de ne pas renoncer. Je n’ai jamais été du genre à annoncer que j’arrêtais tout avant de le faire, à partir en claquant la porte dans de grands effets de fumée sortant par les oreilles. Je suis déjà partie en fait et personne ne m’a vue sortir.

    C’est rare que j’écrive quelque chose d’aussi intime. Promis, je ne recommencerai plus.


  8. Last night a DJ…

    mai 6, 2014 by Isabelle Chelley

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    Ceux qui me connaissent dans la vraie vie savent que je suis non-violente. Opposée à la peine de mort. Anti-fourrure, corrida et élevage industriel. Végétarienne. Je suis râleuse, négative, froide, névrosée, oui. Violente non, tant qu’on me fiche la paix. N’empêche qu’hier, j’ai failli tuer un DJ. Quoi qu’en disent ceux qui ont subi les éléments les moins glorieux de la profession lors de mariages et autres réjouissances, tuer un DJ, même le plus mauvais de tous, est un crime. Il serait même passible de prison. Heureusement que je ne sors jamais avec une machette au fond de mon sac. À cette heure, je devrais expliquer à Good Cop et Bad Cop que la victime a réveillé en moi un souvenir pénible.

    Revenons sur les faits. Hier, je suis allée voir Damon Albarn à l’Alhambra. En prenant soin de ne pas arriver trop tôt, puisque le billet avertissait d’un DJ set de Rémi Kabaka. Ok, le gars a déjà travaillé avec Damon Albarn. C’était lui, Russell, le batteur balèse de Gorillaz, le meilleur groupe virtuel de tous les temps. Mais derrière des platines, l’individu le plus talentueux qui soit peut se muer en atroce pète-rouleaux.

    A peine installée dans la mezzanine, j’ai senti que Rémi et moi n’allions pas être potes. Loin de sa batterie, ce garçon est dangereux. Il aime les gros beats. Répétitifs. Lancinants. Les bidouillages abstraits qui provoquent un triple orgasme chez ses confrères DJ, mais qui me laisse, moi, bête amoureuse de mélodies, indifférente, agacée, puis enragée. Je n’ai rien contre les DJ, j’en connais de très bien, je vous assure. Je n’ai rien non plus contre la musique électronique. Mon cerveau n’a juste pas été programmé pour apprécier des beats en boucles et des samples sans queue ni tête.

    Me voilà donc condamnée à subir ce tortionnaire des platines. Si je me lève, comme je ne suis pas accompagnée, on va me piquer ma place, c’est sûr, j’en vois déjà qui louchent dessus. Comme il n’y a pas de réseau, je ne peux pas m’épancher sur les réseaux sociaux (faisant habilement savoir que tralala, je vais voir Damon Albarn après, lalalalère !). Je réalise que je n’ai pas installé Candy Crush ou n’importe quel autre match 3 addictif sur mon nouvel iPhone (oui, j’ai parfois de gros soucis de bobo-enfant-gâtée). Je regarde l’heure. Cinq minutes se sont écoulées depuis que j’ai posé mon séant sur ce fauteuil. Je fouille dans mon sac. Rien qui ne puisse me permettre d’abréger le supplice. Pas même une pince à épiler que je pourrais brandir en hurlant : “Rémi, lâche ces platines, sinon je te bousille sévèrement le sourcil droit !”

    Soudain, violent choc intérieur. C’est le retour du refoulé. Je me revois, il y a quelques années aux Nuits Sonores à Lyon, missionnée par un quotidien pour lequel j’écrivais. Je devais passer la nuit dans une usine désaffectée où Jeff Mills et quelques autres mixaient. J’y étais allée avec l’enthousiasme de Dora l’exploratrice partant à l’aventure, décidée à vivre ça comme une expérience que je ne referais jamais. Effectivement. Un pied dans l’usine et j’ai eu le sentiment d’être dans un enfer taillé sur mesure pour moi. La poussière, accumulée depuis un quart de siècle au minimum, m’a attaquée, me condamnant à ne plus quitter mes Wayfarer, sous peine d’exhiber des yeux de grenouille albinos. Les WC débordaient, à moins que le raveur moyen ne se soulage en dansant. Et surtout, le bar ne servait pas d’alcool. Sous le prétexte douteux que le raveur préfère les energy drinks pour tenir toute la nuit. J’ai bu des choses étranges au cours de ma vie, y compris du vinaigre blanc et du produit vaisselle (pas volontairement, je précise), mais rien de pire qu’un Pepsi Black, mélange de Pepsi et de café, sentant la chaussette humide.

    Évidemment, cette scène apocalyptique était baignée de pulsations sonores faisant vibrer le sol et de strobes à tuer une colonie d’épileptiques. Cette nuit-là, j’ai eu envie de tuer des DJ. D’autant qu’eux, ces pignoufs, avaient l’air de s’éclater comme des petits fous, affichant la mine ravie du clebs venant de se branler sur ta jambe quand ils relevaient le museau de leur console. Le temps semblait ne pas s’écouler. J’avais soif, j’étais cernée d’une nuée de zombies puant la sueur et le faux Red Bull. Lorsque la première navette vers le centre ville est arrivée, j’ai bondi dedans, préférant poireauter une heure dans une gare déserte plutôt que de moisir dans cet enfer. De retour à Paris, j’ai juré de ne plus jamais, jamais, jamais m’y laisser reprendre. Et j’ai enfoui ce souvenir dans ma mémoire. Jusqu’à hier.

    Non, tu n’es pas revenue à Lyon, me disais-je. Bientôt, le méchant monsieur va lâcher ses platines et le gentil Damon va venir. La vision de Marianne Faithfull, se glissant à sa place, deux rangs devant moi, m’a tirée du cauchemar. J’étais bien à Paris. Que foutrait la divine Marianne à une rave, hein ? J’ai entendu des applaudissements saluant la fin du set de mon némésis. Était-ce du soulagement ? De la politesse ? M’en fous. Dix minutes plus tard, Damon Albarn est arrivé. Et au bout d’une 1h45 de concert, si on m’avait proposé de le revoir le lendemain, à condition de me beurrer à nouveau DJ Casse-Bonbecs, j’aurais dit oui.

    En apportant un flingue ou un piège à ours, quand même, au cas où…


  9. Plus jamais ça…

    février 21, 2014 by Isabelle Chelley

    L’album de reprises, cet exercice délicat et casse-gueule, réservé à quelques élus seulement…

    Je n’ai pas pris de bonnes résolutions pour 2014. Enfin, si, mais vous vous en tamponnez le coquillard de savoir que je compte dominer le monde, me mettre au krav maga, passer moins de six heures par jour sur l’iPad et ne plus angoisser parce que les boîtes d’herbes surgelées ne sont pas alignées comme il faut dans le congélateur.

    En revanche, s’il y en a bien une qui pourrait prendre quelques bonnes résolutions, oui même en février, c’est la musique (et comme elle n’a pas de congélateur, elle doit moins flipper sur son rangement). Parce que malgré mon amour pour elle, elle fait un peu n’importe quoi. Elle s’autosaborde en permanence, comme la copine au régime qui alterne frites et carottes râpées. Il faut dire que l’industrie du disque, les musiciens, le public et les médias ne font rien pour qu’elle aille mieux non plus. Mais ce serait tellement fabuleux si en 2014, on éradiquait quelques sales habitudes…

    En 2014, merci d’en finir avec les albums de reprises. C’est sûr qu’il est plus simple de piocher dans le patrimoine que de secouer sa muse pour pondre une malheureuse chanson. Mais a-t-on besoin d’une énième version d’Hallelujah, pompée sur celle du pire nageur de l’histoire du rock ? Ou de classiques de la soul, aseptisés par le trio infernal Vigon Bamy Jay ? Non, même pas pour se servir du CD comme d’un sous-bock (j’en ai de très beaux EN FORME DE VINYLES, alors bon, un CD…). À de très rares exceptions (Johnny Cash, Marianne Faithfull, les Muppets), l’album de reprises dit “j’avais pas d’inspiration, alors je suis allé sur iTunes voir les titres que j’écoutais le plus et j’ai voulu me les réapproprier”. Non, tu ne te les réappropries pas. Au mieux, tu as l’air d’un chanteur de karaoké. Au pire, les fans de l’auteur-compositeur des chansons saccagées se servent de ta photo pour jouer aux fléchettes enflammées.

    En 2014, ce serait merveilleux d’arrêter de jouer aux moutons de cover, bêlant tous au moment des rappels des versions de, au choix, selon les millésimes, Toxic (Britney Spears), Seven Nation Army (White Stripes), Crazy (Gnarls Barkley), Get Lucky (Daft Punk)… C’était sympa une fois. Voire trois, parce que je ne suis qu’indulgence. Mais à présent, merci de trouver mieux pour exciter ma personne blasée. Faites un lip dub sur Gangnam Style qui dégénère en Harlem Shake. Le tout en version flash-mob, à la guitare acoustique, coiffé du chapeau de Pharell Williams. Ou pas.

    En 2014, ayez l’amabilité de ne plus jamais commettre ce crime atroce contre le bon goût qui clame à la fois “je suis un gros égomaniaque qui s’adore” et “j’avais pas d’inspiration alors je suis allé sur mon iTunes et j’ai vu que je n’écoutais QUE MES morceaux”. Oui, j’ai nommé la reprise de sa propre chanson. Je distribue des points supplémentaires dans l’ignominie s’il s’agit d’une version reggae, d’un duo avec la star du moment afin de baigner dans sa lumière et sa sueur, ou d’une revisite collant à la tendance putassière du moment. Reprendre ses propres chansons, c’est aussi glorieux que de coucher avec son ex en bouffant le vieux morceau de pizza coincé sous les coussins du canapé. (l’auteur de la métaphore ex/pizza se reconnaîtra).

    En 2014, les majors pourraient-elles ne plus nous prendre pour des têtards détenteurs d’une planche à billets ? Depuis qu’elles ont constaté que subsiste une tranche de la population achetant du vinyle, elles en ressortent. Au prix du caviar. Parce que, hein, c’est cher, le vinyle, nous dit-on, avec la même morgue que le brocanteur opportuniste du vide-grenier qui tente de nous fourguer ses nanards sentant le moisi. Ah mais comment expliquer les petits prix des petits labels ? Je relève les copies dans deux heures.

    En 2014, les majors, tant qu’elles y seront, devraient mettre fin à leur sale manie de sortir un album et, trois mois plus tard, de le ressortir avec des bonus. En marketing, cette pratique s’appelle l’enculage de fans à sec en leur faisant payer la poignée de gravillons. Ne vous étonnez pas qu’on télécharge les bonus, les gars. Illégalement. En chantant, promenons-nous dans les bois, puisqu’Hadopi n’y est pas.

    En 2014, je souhaiterai enfin que la peine de mort (par immersion dans un chaudron d’huile bouillante ou écartèlement) soit rétablie pour les auteurs de duos virtuels avec des chanteurs défunts. Alors, comme ça, blanc-bec, tu veux faire un duo avec une légende ayant rejoint le pays des têtes en os ? De son vivant, si tu avais quémandé un duo en rampant sur du verre pilé, la Légende t’aurait pouffé au nez avant de lâcher ses gardes du corps à tes trousses. Mais la Légende est morte, ses héritiers exploitent son cadavre et t’accordent, vil pilleur de sarcophages, le droit de faire ce duo vomitif, assorti d’un clip en images d’archives, inspirant comme une pub pour une assurance vie. Toute personne souhaitant à ce point chanter avec un mort ne mérite qu’une chose : qu’on l’envoie vite ad patres. En prenant soin de bien insonoriser le cercueil, au cas où.


  10. Concert 1993 vs. concert 2013

    octobre 4, 2013 by Isabelle Chelley

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    À chaque fois que tu dis « c’était mieux avant », petit Jedi, sache que soudain, tu ressembles à Statler et/ou Walforf, plus communément appelés « vieux des Muppets ».

    Je prends quelques risques avec ce titre laissant entendre que j’étais en âge d’aller à des concerts de rock en 1993… Précisons d’emblée que j’étais également à peine sortie de l’enfance à l’époque et que je portais beaucoup moins d’anti-cernes. Quoique.

    À force d’entendre répéter que c’était mieux avant, j’ai voulu, dans une démarche strictement scientifique, vérifier cette affirmation souvent lancée lors d’une bouffée collective de nostalgie frôlant le vieuconnisme aigu. Commençons par faire un effort de mémoire ou d’imagination. En 1993, internet n’existait pas en France. Nous errions dans un immense vide culturel, sans vidéos de chatons, sans réseaux sociaux et trolls à mépriser, sans smartphone (ma main gauche à laquelle l’iPhone est greffé, n’en croit pas ses oreilles, ce qui est étrange pour une main). Nous survivions à peu près l’âge des cavernes avec moins de peaux de bêtes et de dinosaures…

    Apprendre que son groupe préféré vient jouer
    1993 : Pour ne rien louper, il fallait acheter la presse rock. Et déchiffrer les listings de concerts écrits en tout petit à la fin. Ou guetter les affiches dans le métro parisien. Ou s’aventurer à la FNAC pour repérer les concerts annoncés.
    2013 : Entre les sites de billetteries, les newsletters, les blogs musicaux et les réseaux sociaux, impossible de louper un concert. Pire, il faut jouer souvent à pile ou face, parce que les organisateurs s’arrangent dans notre dos pour toujours programmer trois bons concerts le même soir. Je ne suis pas parano, mais ce n’est pas ma faute s’ils se concertent en douce, rien que pour me contrarier.

    Acheter son billet
    1993 : A part se déplacer, faire la queue à la Fnac/Virgin/l’espace culturel de Carrouf ou autre, en espérant très très fort que les places pour le concert d’un boys band n’avaient pas été mises en vente le matin-même, il n’y avait pas moyen d’acheter un billet facilement. Sauf, peut-être, en étant membre du fan-club. Il fallait alors envoyer son chèque et brûler des cierges à la divinité postière dans l’espoir que le précieux courrier ne se perde pas en route et arrive avant la date du concert.
    2013 : Acheter son billet en ligne et le recevoir sur son smartphone, c’est à la portée de n’importe qui. Même d’un chat, sans doute. Utilisez cette excuse la prochaine fois que vous aurez envie d’assister à un concert nuisant gravement à votre crédibilité rock. Sans être parano, on sait que le chat est naturellement mauvais et n’aime rien tant que de vous faire passer pour un glandu.

    Retrouver ses potes au concert
    1993 : La méthode dite du « yooooohoooo, je suis là » était assez efficace, sauf quand une moitié de la salle/de la file d’attente se mettait à en l’adopter. Ce qu’elle faisait. Je ne suis pas parano, ce n’est juste pas ma faute si les files d’attente cherchaient à me nuire à l’époque en m’isolant de mes amis.
    2013 : La méthode dite du SMS « Téou? » est assez efficace, sauf quand une moitié de la file d’attente se met à en faire autant et ralentit le réseau dont la couverture est inexistante dans la salle, sauf près de la porte des wawas. Bon, avec un peu de chance, nos potes sont eux aussi en pleine réunion au sommet devant la porte des wawas à tenter de nous envoyer le SMS « Téou? »

    Assister à la première partie bof-bof du concert
    1993 : L’option bar était souvent la solution, au risque de se retrouver bloqué au fond de la salle derrière un poteau quand le concert suivant commençait, tout ça parce qu’à force de boire, on avait envie d’aller aux wawas. Comme la moitié du public. Sans être parano, vraiment, j’ai été plus d’une fois victime de la conspiration des mini-vessies maléfiques.
    2013 : S’il y a un peu de couverture réseau, c’est le moment de prendre des photos floues et sous-exposées à poster sur les réseaux sociaux, surtout si l’on assiste à un concert complet dont les billets se sont arrachés en deux heures. Sans réseau, profitons de ce merveilleux outil plein de ressources qu’est le smartphone et passons au niveau supérieur de Candy Crush.

    Immortaliser le concert
    1993 : On a tous eu un pote un peu foufou qui défiait l’interdiction et introduisait clandestinement un appareil photo dans la salle. En le planquant parfois dans des endroits abrités du soleil, mettant en danger ses attributs virils tout ça pour l’amour du rock (et des photos floues, mal cadrées et sous-exposées). Il arrivait aussi que le pote foufou nous demande de planquer son appareil dans notre soutien-gorge « parce que c’est plus discret, ça passera tout seul ». J’ai encore le souvenir cuisant des regards suspicieux et appuyés des videurs trouvant étrange que j’ai un sein rectangulaire. Et ce, sans être parano du tout.
    2013 : On a tous ou presque un smartphone. Et même en étant moins doué pour les arts photographiques que Stevie Wonder, il serait inconvenant de ne pas s’en servir au moins une fois pendant le concert, ne serait-ce que pour saisir cette magnifique marée de smartphones brandis à bout de bras, tels des oriflammes sur le champ de bataille du décibel. Il est aussi fortement recommandé d’immortaliser à la dérobée le pignouf qui filme avec sa tablette et nous bouche la vue, afin de se livrer à du pignouf-shaming sur les réseaux sociaux.

    Ah oui, au fait… Assister au concert
    En 1993 comme en 2013, ça n’a pas changé. On hurle, on applaudit, on braille nos morceaux préférés en chœur, on réclame un rappel prévu au programme de toute façon. La seule différence, c’est qu’en 2013, on risque de se retrouver sur YouTube en train de faire le pois sauteur hystérique ou de jouer un inoubliable solo d’air clavier… Je ne suis pas parano, mais I’ve got parfois the feeling that somebody’s watching me. Et même filming me…