En 2007, j’ai participé à la revue Minimum Rock’n’Roll, avec pour thème imposé, lèvres et rock’n’roll. J’ai pondu cette nouvelle en quelques heures, à l’approche de la deadline… Je la remets ici, sans la relire. À l’époque, je n’en étais pas trop mécontente, mais ça ne veut rien dire…
Lundi
La scène est insoutenable de miamitude. Miamitude, comme dans « hum, rrrrr, miam miam, mmmmm… »
Chemise ouverte sur un torse de poulet fluet, peau blanche de bébé albinos élevé au fond d’une grotte. Guiboles fluettes de pré-adolescente anorexique moulées dans un jean skinny tuyotant sur des boots à talons. Bouclettes blond sale qui évitent de croiser le peigne. Yeux géants, cils de bambi, expression pseudo-innocente, genre, je n’ai jamais vu le loup, mais toi peut-être tu pourrais m’initier…
Il feule et ronronne dans le micro, ondule, ne quitte pas des yeux la caméra.
Ce type-là est un vrai cliché de rock star. De l’essence de concentré de rocker. Pour atteindre ce niveau-là, je le soupçonne d’avoir passé les 18 premières années de sa vie enfermé dans un bunker à visionner en boucle toutes les images emblématiques de 50 ans de rock’n’roll. Facile puisque la révolution a été télévisée. D’ailleurs, dès qu’il l’ouvre, il débite au kilomètre du solide clicheton 24 carats. Oui, le rock’n’roll, c’est un style de vie, une attitude, la musique n’en est qu’un élément, blah-fucking-blah…
Ce type-là est un vrai régal pour les rédacs chefs de magazines de rock. A la limite du rêve érotique.
Et alors ?
Je m’en contrefous. Parce que lorsqu’il l’ouvre, je n’écoute pas un mot de ce qu’il dit ou chante. Je suis trop occupée à me laisser hypnotiser par l’organe qui lui dévore le bas du visage. Une paire de lèvres moelleuses, toujours un brin humides et brillantes (aurait-il découvert le secret du gloss perpétuel ?). Cette bouche-là est vivante. Elle mériterait d’avoir son propre agent, voire son label rien qu’à elle, une marque de fringues à son nom et sa Rolls avec chauffeur. On ne veut pas commencer à imaginer ce dont elle est capable au lit ou ailleurs.
Oui, cette bouche-là me fascine, me transforme en petite flaque baveuse. Quand je la fixe, je ne peux plus aligner deux pensées. Voire deux mots.
Un jour, j’ai interviewé le propriétaire de cette bouche. J’avais au préalable tenté d’expliquer la situation à mon rédac’ chef. « Tu comprends, non, vraiment, pas possible, je ne serai pas à la hauteur, non, je t’assure, pas une bonne idée même si elle vient de toi. » J’y suis allée, la mort dans l’âme, consciente du fiasco qui m’attendait. J’ai fait un détour par le bar, éclusé de quoi assommer un bucheron avant de me lancer.
Et là, face à cette fameuse bouche, je me suis liquéfiée. Littéralement. Cerveau collant au plafond, incapable d’articuler quoi que ce soit de cohérent. Un énième gin-tonic plus tard, j’ai fini par poser trois ou quatre questions d’un niveau intellectuel affligeant, faisant passer la presse pour teenagers en pleine explosion hormonale et atrophie des neurones (« Yeah, toi aussi tu peux copier le look de Britney ! ») pour les Cahiers du Ciné version rock’n’roll. Le résultat avait des allures de Waterloo journalistique.
Depuis, ces lèvres-là sont tabous. J’ai passé des mois à les éviter à la télé, à la radio ou dans la presse. Pour ne pas me souvenir de cette humiliation.
Et puis les revoilà. Précédant de quelques millimètres le nouvel album de leur propriétaire. Elles vont encore m’empêcher de dormir. Et quand je ne dors pas, je deviens vite parano.
Mercredi
J’ai trouvé la solution, je crois. Un jour, je me suis rendu compte que si quelque chose m’obsédait, me fascinait, me terrifiait, il ne fallait surtout pas que je l’évite. Non, je devais m’en repaître. C’est comme ça que je me suis raconté chaque jour, pendant des semaines, la noyade de Brian Jones. Le suicide de Kurt Cobain et d’Elliott Smith. Celui de mon petit frère. Au besoin, je rajoute des détails. J’écris puis je jette ou j’efface.
Je vais me repaître de ces lèvres. M’en goinfrer jusqu’au dégoût. C’est une méthode quasi-scientifique testée et éprouvée par les nutritionnistes spécialisées dans les compulsions alimentaires. Ils forcent les petites boulimiques à manger tous les jours un peu de Nutella ou n’importe quelle autre cochonnerie du désir pour démystifier la substance magique. A nous deux, la bouche…
Jeudi
Je viens de visionner 17 clips où l’on voit les lèvres et leur propriétaire. En règle générale, les clips ont une sale tendance à m’hypnotiser. Gamine, déjà, les publicités avaient cet effet-là. J’en connaissais chaque détail en deux visionnages maxi : costumes, décors, couleur de cheveux de la ménagère qui avait la bonne lessive ou le mauvais détergent. Sont ensuite venus les clips, les publicités pour les singles. Et j’ai retrouvé ce plaisir béat à absorber en vrac des détails inutiles, à nourrir mon petit cerveau de trivia sans intérêt.
Je connais par cœur des centaines de clips. Je suis MTVette à moi seule.
Et les 17 clips que je viens de m’envoyer à la chaîne, je peux les réciter à l’envers.
Tiens, j’en serai presque dégoûtée. Je vais me coucher, sachant que pendant deux heures au moins, ces images vont se télescoper dans ma tête alors qu’enfouie intégralement sous la couette, je tenterai de faire le vide.
Samedi
La tactique du dégoût n’a pas fonctionné. Je devrais le savoir : ce n’est pas parce que je collectionne les cuites que j’ai arrêté de boire.
Les lèvres ne m’ont que modérément effleuré l’esprit hier. Puis ce matin, avant même de prendre un café, elles étaient à nouveau là, au premier plan de mes pensées. Maintenant, j’imagine leur texture. Leur souplesse. Elles sont forcément douces et tendres, fermes, bien lisses. Un mélange de cul de bébé et de couvercle d’iBook tout neuf que rien n’a encore rayé. Je plains celui qui n’a jamais eu envie de caresser un iBook. Il ne sait pas ce qu’il rate côté sensualité.
Ça ne s’arrange pas. Il faut prendre des mesures. Avant le café et la douche, j’ai donc convoqué l’ami Google pour qu’il me file un coup de main. J’entre le nom du propriétaire de la bouche dans le browser, je spécifie que je ne veux que les images.
9 000 réponses, me répond Google avec un air satisfait, genre « ça devrait suffire pour aujourd’hui, non ? »
Évidemment. Je vais me faire un petit Warhol de lèvres. Choisir les meilleures, les assembler, imprimer tout ça et hop. Fini la fixette. Quand j’aurais cette bouche sous le nez 24 heures sur 24, je devrais me calmer.
Lundi
Il y en a partout. Et l’effet s’estompe. Très vite. J’ai photocopié mon collage de bouches à une centaine d’exemplaires, j’en ai placardé dans tout l’appartement, jusque dans les toilettes et la salle de bains. Au début, saisie par l’absurdité de la situation, je me suis dis que là, c’était bon, j’étais passé de l’autre côté et que si je continuais, je ferai des collages à Sainte Anne, avec un kimono à longues manches. Ma prise de conscience n’a pas duré. Comme ce jour où j’ai réalisé que je pouvais siphonner deux fois plus de gin que n’importe quel de mes copains et envisagé dans la foulée de me sevrer. Passée l’horreur du constat, je me suis fait une raison et ajouté cette particularité à la liste de mes petites excentricités.
Bonjour, je m’appelle Violet, je suis journaliste, je peux boire plus de gin que vous et je suis obsédée par une bouche. A part ça, tout baigne.
Mercredi
Je tiens à préciser que je ne suis pas du tout comme ça en général. Je ne fantasme pas plus que de raison sur la première pop star venue, loin de là. D’ailleurs, je me fiche pas mal de la pop star qu’il y a autour de cette bouche. Je serai incapable de dire si j’aime vraiment ce qu’il chante. Quand je l’écoute en faisant abstraction de ce qui m’intéresse chez lui, je trouve même ça plutôt indifférent. Du rock’n’roll générique, élevé en batterie, avec le bon riff là où il faut, des woo-hoo au refrain, des petits cris de vierge effarouchée çà et là, histoire de dire, je ne suis pas celui que vous croyez, ne me prenez pas que pour un objet sexuel, enfin bon, un peu quand même merci, des paroles d’une crétinerie juste moyenne, donc décevante, des sous-entendus plutôt sous qu’entendus, bref, rien de transcendant.
Non, je fais rarement des fixettes comme celle-ci. J’ai dû péter un câble quelque part. Je dois être fatiguée. Je sors trop, je bois trop, je bosse trop. Je sens qu’en ce moment, tout m’échappe. Là, par exemple, je ne sais plus trop comment me vider la tête, en faire sortir cette bouche qui m’empêche de dormir. Aller voir un psy ? Hum, pas évident de lui exposer mon problème sans qu’il ne m’expédie chez les hommes en blanc. En parler à une amie ? Je n’ai pas l’habitude de déballer mes misères. J’ai suffisamment bavé contre la télé-réalité et ses vidanges de grands sentiments en direct pour avouer que j’ai mal à la tête, alors raconter un truc aussi invraisemblable, ça tient du suicide social.
Jeudi
J’ai trouvé une solution. LA solution, devrais-je dire. Dommage qu’il faille en passer par l’impensable. C’est-à-dire rester assez longtemps en présence de Miss Starfucker (un pseudo, j’espère pour elle) pour lui donner son ordre de mission et ce sans m’énerver, sans avoir des envies d’éteindre ma cigarette sur son 95 D qui déborde invariablement de ses bustiers. Pas évident. Miss Starfucker se prend pour une groupie des années 70, n’a pas encore réalisé que nous sommes au 21e siècle et que rêver de rencontrer des bites célèbres n’est pas une ambition très valorisante. Miss Starfucker appartient à cette race de filles dont les seins se sont développés plus vite que les neurones. Miss Starfucker passe ses soirées à hanter tous les lieux où elle est susceptible de rencontrer des rock stars, à parlementer avec des roadies, des managers et des gardes du corps afin d’entrer backstage ou dans la suite royale. Miss Starfucker dépense une énergie hors du commun pour se faire traiter comme un bout de barbaque par des enfants gâtés capricieux qui ont oublié leur top model-poupée gonflable à la maison en partant en tournée. Et comme elle a buggé en lisant les mémoires de je-ne-sais-quelle-groupie, elle fait des moulages anatomiques après avoir servi. J’aimerais voir ses étagères et le dessus de sa cheminée.
Inutile de préciser que je n’ai jamais pu avoir une conversation normale avec elle. Nous n’habitons pas sur la même planète. Je la prends pour une bimbo pathétique. Elle me prend pour une conne et une snob.
Ce soir, pourtant, je la localise dans le bar d’un hôtel où doit traîner une pop star anglaise plate de la fesse qu’elle n’a pas encore à son palmarès. Pour l’amadouer, je lui paye un verre. Je feins d’écouter sa dernière aventure. Puis j’entre dans le vif du sujet. Sa mission, qu’elle acceptera forcément, consistera à mouler LA bouche.
Miss Starfucker me regarde et je la sens à la limite de l’incrédulité. Ça ginginte, là-haut. Elle jubile dans le fond. Comme si elle m’avait refilé son sale virus. Je ne m’attarde pas. J’ai peur qu’à la longue, elle me considère presque comme une égale.
Samedi
D’accord, je n’ai jamais tenu Miss Starfucker en très haute estime, mais là, je dois reconnaître qu’elle a assuré. Elle vient de m’apporter le moulage.
D’accord, l’objet en question ressemble un peu à ce que je faisais avec les kits Mako quand j’étais jeune, innocente et que je ne fantasmais pas sur des bouches inconnues, mais je suis sûre que d’ici ou une deux semaines, je serai guérie grâce à ce gri-gri de plâtre.
Dimanche
Ça fait drôle de se dire que ce plâtre a touché sa bouche.
Mardi
Je ne sais plus si j’ai voulu ce moulage pour me débarrasser de mon obsession ou l’envenimer. Pour l’instant, le résultat n’est pas concluant du tout. Je me demande si je ne vais pas demander à un copain artiste de réaliser un moulage en latex qui serait plus réaliste.
Vendredi
Même en latex, en résine ou en n’importe quoi d’aussi proche de la réalité que possible, ce moulage-là ne sera jamais ce que je désire vraiment.
Samedi
Je sais ce que je désire vraiment. Ce n’est pas très raisonnable. Ni très accessible. Mais qui prétend qu’assouvir ses fantasmes est une partie de plaisir ?
Dimanche
Grâce aux précieuses informations de Miss Starfucker, je sais où traîne le propriétaire des lèvres quand il n’exerce pas sa profession de rock star. Je m’y rends. L’air de rien. Dopée au gin pour tenir le choc quand je l’aborderai. Mon plan est simple. Boire avec lui, le ramener à la maison lorsqu’il sera trop bourré pour réaliser que suivre la première venue n’est pas la meilleure idée du monde.
Les femmes tiennent moins bien l’alcool que les hommes à cause d’une masse graisseuse plus importante. Le jour où j’ai eu connaissance de cette information précieuse, je me suis débarrassée de tout ce gras traître. Qui a dit que boire était complètement mauvais pour la santé ? Ce soir, grâce à ma préparation physique, je vais embarquer les lèvres à la maison.
Les lèvres et leur propriétaire ne sont pas farouches. Quelques verres et hop, les voilà qui sautent dans un taxi en ma compagnie.
Dimanche
Le propriétaire des lèvres n’a pas vraiment paru surpris en se réveillant menotté. En revanche, il a halluciné en constatant qu’il avait dormi tout habillé. Il a voulu savoir ce que nous avions fait ensemble. « Rien, » ai-je répondu. C’est la plus stricte vérité. Je lui dois bien ça.
Je ne les ai même pas embrassées. A quoi bon ? Je sais que ça ne me suffira pas.
Lundi
Rien ne me suffira jamais. J’en ai bien peur. Le visuel, le contact, le toucher. Pas suffisant. Vivre éternellement avec elles ? Non plus. Pas assez intense, pas assez fort. Et puis, il faudrait que je me coltine leur propriétaire. Alors que c’est elles et elles seule que je veux. Pour moi.
Elles sont toujours là, avec lui, bien sûr. Qui s’impatiente parfois quand il revient à lui entre deux cocktails somnifères-alcool. C’est une petite nature.
Je crois que je sais ce dont j’ai envie. C’est encore plus déraisonnable que toutes ces choses déraisonnables que j’enchaîne depuis quelques jours. Mais c’est la seule porte de sortie envisageable. Je ne peux plus laisser ces lèvres sortir de ma vie. Déjà que lorsqu’elles sont là, le vide, le manque ne sont qu’à moitié comblées…
Mardi
Le résultat n’est pas beau à voir. Tiens, si j’entrais dans ma salle de bains à ce moment-là et que je n’étais pas prévenue, je vomirai.
Il y a du sang partout. Je ne suis pas très douée en travaux manuels. Je manie mal le coupe-chou.
Je crois que le propriétaire des lèvres ne reviendra jamais à lui. Et c’est aussi bien. Il n’apprécierait pas beaucoup de se voir dans cet état-là, sans elles au milieu de la figure.
Je vais les dévorer. Pour les avoir toujours avec moi.
Mercredi
Déjà entendu parler d’une végétarienne devenue cannibale ? Vous pourrez répondre oui, désormais. Entre nous, l’expérience a été abominable. Bien moins jouissive que je me l’étais imaginée. Mon corps a essayé de se révolter à plusieurs reprises. Mon estomac a voulu faire la grève. Mes dents elles-mêmes n’ont rien voulu savoir. J’ai avalé ses lèvres sans mâcher.
Je me sens carrément mal.
Ce n’est pas psychosomatique. Je tremble. J’ai de la fièvre.
Je suis allée vérifier sur Internet ce que je soupçonnais. Ce salaud-là n’était qu’un tricheur. Ses lèvres ? De la gonflette esthétique. Collagène ou une autre merdouille synthétique qui est en train de m’empoisonner. Peut-être un de ces produits expérimentaux achetés au Brésil, le pays des cobayes du bistouri.
Je suis en train de m’empoisonner à petit feu. Je n’ai pas le choix… Je ne peux pas les perdre.
J’ai posé la tête sur le carrelage de la salle de bains. Dès que je ferme les yeux, je les vois. Elles s’approchent, se penchent vers moi, s’entrouvent.
Je crois qu’elles viennent de m’avaler.