Cela fait déjà sept semaines qu’on se connaît, Petit Scarabée… Et permets-moi de te dire que plus d’une fois, j’ai envisagé un désenvoûtement. Car à ce niveau de pas-de-bol, j’ai l’impression que tu as été conçu sur un cimetière indien.
Et ce matin, alors que, tout joyeux, tu te disais que pour une fois, pandémie oblige, tu avais échappé au pire de la (dé)Fête de la Musique sans croiser la route d’un seul groupe reprenant Téléphone et Dire Straits au djembé, une nouvelle tuile vient de tomber sur les larmes de ton plancher et le coin de ton museau.
Dans ta boîte à lettres, entre une carte postale kitsch envoyée par un pote bloqué en 2016, la promo du supermarché sur les merguez en cette saison du barbecue et le flyer pour le grand marabout N’Ficell qui fait revenir l’être aimé, disparaître la cellulite incrustée et répare les disques durs à distance, tu le repères. Fourbe. Tapis dans un recoin, mais aussi identifiable qu’un gothique à la plage : ton avis d’imposition.
Front transpirant, genoux mous, tu tentes d’ouvrir l’enveloppe d’une main tremblante, tandis que dans ta tête, les questions se bousculent : Vais-je devoir vendre un rein pour payer mes impôts ? Tiens, ça coûte combien, un rein, sur le marché de l’occasion ? Ils publient encore des petites annonces, dans Viscères Mag ? Mais surtout, quoi écouter quand… tu reçois ton avis d’imposition ?
Petit Scarabée, tu vas devoir ne te nourrir que de pâtes pendant quelques semaines (tu sais, celles que tu as amassées pré-confinement…). Au lieu de te suggérer l’écoute d’un incunable, introuvable à un prix de moins de trois chiffres, je te propose de choper non pas l’original, mais la réédition de 2004 (tu comprendras pourquoi) de Face To Face des Kinks. En admettant que tu n’aies pas cette merveille sur tes étagères – et là, je te juge un peu, hésitant à appeler ton centre des impôts pour un petit contrôle – sache qu’on le trouve en occasion partout, à tarif plus que raisonnable, donc tu n’as AUCUNE excuse.
Sous cette pochette aux airs d’album à colorier psychédélique pour enfant daltonien se cache une merveille. Et, vu ta situation, Petit Scarabée, tu as besoin de poser ta tête sur une épaule compatissante comme celle de Ray Davies, meilleur conteur d’une Angleterre prolétaire et fauchée. Un cracheur de vitriol professionnel et subtil, qui a composé de parfaites vignettes vengeresses sur tous ces personnages qu’il détestait ou méprisait.
Comme l’héritier tête à claques de “House In The Country” qui a décroché un job “quand son papa bourré est tombé dans l’escalier” et doit raquer un sacré montant en impôts fonciers entre nous. Bien fait pour lui.
Et on parle du joyeux fêtard qui se ruine en fêtes, filles et bijoux de “Most Exclusive Residence For Sale” ? Alors qu’on sur le point de se dire que cet album aurait dû s’intituler De Connards et d’immobilier, voilà qu’arrive le plus beau portrait de tous, celui du protagoniste de “Sunny Afternoon”, bijou de pop interprété avec une nonchalance qui fleure bon la fin d’après-midi et le rosé-piscine. Cet aristo décadent, n’ayant plus pour compagnie qu’une bière fraîche, serait presque sympathique dans son apathie s’il ne précisait pas que si sa chérie est rentrée chez ses parents, c’est à cause de sa prétendue cruauté mentale…
Oui, tu l’auras compris, Petit Scarabée, Ray Davies n’a pas des masses de sympathie pour les nantis. Et il a composé cet album pour tous les fauchés, les à découvert le 2 du mois, les qui flippent leur maman devant leur avis d’imposition. Toi, quoi.
Ahhh, et là, je t’entends me dire, et pourquoi fallait que j’écoute la réédition ? Parce qu’y est inclus en bonus “Dead End Street”, où dans une ambiance de music-hall plutôt joyeuse, Davies et sa bande de Tordus chantent la pauvreté, le fait de vivre et de mourir dans une impasse métaphorique et bien réelle, sans aucune chance de s’en sortir un jour. Entre nous, tu n’en es pas là. D’ailleurs, tu vois, le vilain monsieur des impôts n’a pas encore saisi ta platine et tu peux écouter les Kinks. Merci qui ?