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Un peu de fiction…

13 mars 2015 by Isabelle Chelley

J’ai écrit ça il y a trois ans… Je n’ai jamais cherché à faire publier cette nouvelle-là. Trop près de l’os, sûrement… Je ne sais même pas pourquoi je la poste ici, sans doute juste parce que je n’ai rien mis sur ce blog depuis des plombes et que j’ai douze articles que je pourrais finir si je voulais, mais…

C’est un de ces jours où le voile du temps s’est effiloché. Un de ces matins où j’ai l’occasion de faire un tour ailleurs, dans le passé, voir si c’était vraiment mieux avant (en fait, non, pas tant que ça). Je connais les règles du jeu : impossible de modifier le présent, je n’empêche pas les morts, les suicides et les catastrophes naturelles. Je ne sauve pas le monde, j’ai d’autres trucs plus futiles à faire. Je me balade en témoin, j’observe, je fais la touriste, je planque mon téléphone et si je prends des photos, c’est en douce. Dommage quand je me retrouve à la Cavern devant des jeunes Beatles, que j’assiste au dernier concert de Ziggy Stardust ou au défilé où Mary Quant a lancé la minijupe. Parfois je ramène un souvenir, rien d’extraordinaire, juste une bricole par-ci, par-là… Je pourrais sans doute me confronter à d’autres instants que les épisodes qui m’ont marquée à l’adolescence quand je me suis immergée dans l’histoire de la pop, du rock, bouffé des kilos de livres sur le Swingin’ London et le reste. Je suppose que je pourrais aller voir l’assassinat de Kennedy ou n’importe quel événement historique, mais bizarrement quand je m’immisce dans la petite déchirure de ce voile, je me retrouve toujours dans de petits grands moments de pop culture. Même lorsque je vis des instants d’exception, la superficialité me colle à la peau. Il ne faut pas lutter contre la malédiction.

J’ai posé la main sur le mur de ma chambre, toujours au même endroit. Non, il n’y a pas de lumière aveuglante qui irradie de cette drôle de faille. Mais en regardant bien le long de la craquelure qui zèbre le mur, on distingue une sorte de flou, comme l’air chaud qui tremble dans un désert. Et sans que je comprenne comment, je me suis retrouvée ailleurs.

Enfin, pas vraiment. Cette rue-là, moche, sans âme, avec ses petits commerces, ses jardinières en béton rosé garnies de géranium, ses lampadaires pseudo-rétro et ses pavés autobloquants dessinant un puzzle crème et beige, c’était celle qui menait chez moi. Enfin, avant que mes parents ne revendent la maison. Je n’aimais pas particulièrement cette banlieue moyenne, ses habitants, son ennui tellement cliché qu’il ne mérite pas d’être mentionné. Mais la maison, c’était autre chose. Elle était mitoyenne de celle de mon grand-père où je passais mes journées. Parce que comme chez tous les grands-parents, il y avait de quoi fouiner, des vieux magazines vestiges des années soixante et au-delà, des catalogues remplis de looks exotiques quand on a grandi dans ces eighties oubliées par le bon goût, des photos, des objets et des strates de souvenirs accumulés. Rien de foufou, juste de quoi stimuler mon imagination de gamine qui n’en avait pas besoin, me pousser à nourrir une fascination pour un passé idéal et composite que je me suis fabriqué avec des éléments recombinés à ma sauce.

Et puis surtout, il y avait mon grand-père. Mon héros. J’étais sa chérie, je le lui rendais bien. C’était le plus beau, le plus élégant, le plus drôle, le plus brillant. Toute personne pensant le contraire avait droit à une place de choix sur ma liste noire. Il me gâtait trop, je lui en demandais toujours plus et il ne reculait devant rien pour me combler. À l’adolescence j’ai eu peur de le décevoir, je ne voulais pas grandir, pas le quitter, pas devenir une femme… J’ai parfois eu l’impression de le peiner en gagnant mon indépendance, même s’il prétendait que ça lui faisait plaisir de me voir prendre mon envol. Au fond, il n’avait pas plus envie que moi d’arrêter nos sorties en duo, nos explorations de musées, nos moments de connerie où on se foutait des gens autour de nous, en sachant très bien qu’aucun d’entre eux n’oserait râler contre ce monsieur élégant et sa petite fille modèle.
Pourtant, il a bien fallu en passer par là. Que la petite princesse à son papy devienne la petite garce en minishort qui allume tout ce qui respire avec ses guiboles éternellement pas finies flottant dans ses bottes. À l’inverse de mes parents, il n’a rien dit sur mon premier tatouage, ni jugé mes choix de carrière bizarres. Il savait qu’entre deux interviews de rock-stars je prenais toujours deux minutes pour passer le voir ; qu’il m’avait transmis ce don d’obtenir ce que je voulais en jonglant entre politesse nickel et caprices de pourrie gâtée, que sous mes airs de bad girl évaporée, je n’étais ni stupide, ni superficielle… Juste mal dans ma peau, coincée pour l’éternité dans la peau d’une pré-ado, terrifiée à l’idée de vieillir. Il continuait à tout me passer, riait quand je disais préférer mon chihuahua à un éventuel bébé, même si au fond, je sentais qu’il aurait préféré que je me range. Que je tienne les promesses de l’enfance.

En jetant un œil aux boutiques, j’ai évalué la période où j’avais dû débarquer. 1992 ou 93 à en juger par la mode, l’esthétique eighties mal digérée. Le moment ou mon grand-père était tombé malade. Et où lâchement, j’avais commencé à moins le voir, parce que je ne supportais pas que mon héros soit rattrapé par son corps, marche avec une canne, trébuche, tombe et s’écorche les mains et les genoux comme un gosse. À chaque fois que je l’aidais à se relever, je sentais son malaise, sa tristesse, cet air de dire, j’en suis arrivé là…
Quand il s’est mis à vraiment décliner, j’ai repris mes habitudes, je suis retournée le voir plus souvent. Mais au fond, j’avais l’impression que c’était trop tard. Qu’il savait que je savais qu’il était sur le départ et ne voulais pas voir ça.

En remontant la rue jusqu’à sa maison, j’ai répété dans ma tête les phrases que je n’avais jamais pu lui dire, parce qu’elles m’étaient venues après. J’allais enfin lui expliquer, même si j’y laissais au passage mon eyeliner et mon mascara façon panda en larmes, que je n’avais pas voulu lui faire du mal, qu’il était mon héros et que les héros ne déclinent pas. Lui déballer mes regrets, mes remords, tout ce qui me rongeait depuis trop longtemps, me pesait sur le cœur au point qu’une fois par semaine au moins, je prenais mon téléphone, composait automatiquement son numéro et qu’au moment d’appeler, je me souvenais soudain qu’il était trop tard.

On m’avait redonné une chance de rectifier une erreur, je n’allais pas la laisser passer. Tout irait mieux ensuite, comme dans ces films maladroits des fifties où l’héroïne se souvient d’un incident marquant devant son psy et que, par miracle, elle guérit de sa pelletée de névroses.

Je suis passée devant la maison de mes parents. Au boulot sûrement, vu l’heure. J’ai mis la main dans ma poche. J’avais les clés de chez eux. Mon vieux trousseau. Avec le porte-clés ramené de Londres, l’éclair rouge et bleu émaillé d’Aladdin Sane. J’ai poussé la porte, hésité avant d’entrer. J’ai remonté le couloir jusqu’à l’escalier menant à ma chambre au premier étage. Pas envie de visiter le reste. Je savais ce que j’allais trouver. Cette maison-là, je la hantais régulièrement la nuit. Je fais des rêves d’un réalisme frôlant le stupide. C’est le seul domaine où l’imagination me déserte.
Ma chambre, c’était autre chose. Je l’avais tellement chamboulée, décorée, redécorée au fil des mes engouements que je n’étais plus sûre de son aspect. Les images s’étaient superposées dans ma mémoire. Je me suis revue en train de faire ce collage placardé sur ma porte. Twiggy, Mary Quant, les Beatles, un jeune Brian Jones boudeur, des photos de mannequins sixties en minijupe en train de chahuter et de prendre des poses impossibles. Mon hommage au Swingin’ London, la période où j’aurais rêvé de vivre. J’ai entrebâillé la porte, passé une tête. Les rideaux et la moquette noirs, les piles de livres, les vinyles chinés dans des brocantes, le mur consacré à Bowie sous tous ses angles, celui rendant hommage aux rock-stars secondaires dans mon panthéon personnel. Tout était là. J’ai tourné les talons sans entrer. J’avais plus sérieux en tête que de revisiter mon petit musée personnel. Dommage que le jour où je grattais sous la surface, personne ne soit là pour le voir.

Mon grand-père n’a pas semblé plus surpris que ça que je sonne à sa porte. Pas plus que moi quand il m’a ouvert. Je l’ai embrassé, retrouvé l’odeur de son eau de Cologne un peu désuète, imprimée dans mes narines. Et comme dans mes souvenirs, la peau de ses joues est douce, rasée de très près, ses cheveux blancs impeccables, encore abondants. Je regarde ses mains. Elles ont commencé à se tacher. Pas de doute. Bientôt, il sera de plus en plus vulnérable. Le colosse d’1,80 mètre va se voûter, imperceptiblement au début, puis marcher en traînant un peu les pieds. Il va troquer ses costumes contre des tenues de papy, des pantalons confortables et des gilets moches mais bien chauds, des horreurs qu’il n’aurait pas approchées quelques mois plus tôt.

« Tu as vu ? Je suis revenue… Mais je ne peux pas rester, il va falloir que je reparte, que je te laisse… »
Mon grand-père sourit. Il a le regard triste, presque humide.
« Je sais ce qui va se passer après. Je n’ai pas le beau rôle. C’est juste que… C’est juste que… »
Bordel, ces belles phrases, préparées avec plus de soin que n’importe lequel de mes articles, me restent bloquées en travers de la gorge. Il faudrait peut-être que je boive quelque chose, mais pour une fois, je veux rester lucide.
« Pour l’instant, tu es encore en forme… mais tu sais que ça ne va pas durer. Un jour, tu vas décliner et ça, comme une petite conne égoïste, je ne l’ai pas supporté. »
Je sens la débandade côté mascara. Je serre la main de mon grand-père, j’ai peur qu’il m’échappe avant que j’ai fini de vider mon sac, de me colleter avec ma lâcheté.
« Alors je t’ai évité. Parce que c’était trop dur. Pas parce que je ne t’aimais plus, hein… Tu le sais… »
Mon grand-père hoche la tête.
« Mais le pire… Le pire, c’est qu’un jour, on m’a appelé pour me dire que… que c’était la fin. Et je bossais ce jour-là. »
Oui, sale petite conne égoïste, tu as préféré travailler parce que sous tes airs de t’en foutre, tu es bouffée par l’ambition, par le besoin de prouver à tes collègues que tu es meilleure qu’eux, que tu peux en faire plus. Tant pis si au passage tu n’es pas là pour tenir la main de ton grand-père, si pour te rassurer, tu te dis qu’il n’avait plus sa tête, que tout le monde t’a affirmé qu’avant de s’éteindre, il a parlé de toi, a dit que tu étais près de lui et qu’ils ne l’en ont pas dissuadé. Ça ne t’a jamais suffi de savoir ça. Au contraire, c’est encore pire, cet épisode te ronge depuis. Tu as planté ton grand-père, tu lui as posé le lapin ultime et lui, il a fait comme si tu étais là, pour se rassurer sans doute…
« Si je pouvais revenir en arrière, je serai là quand tu partiras… » Oui, côté concordance des temps, on s’embrouille un peu, mais on se comprend. Mon grand-père a l’air de plus en plus triste. Il ouvre enfin la bouche et je ne prête pas tout de suite attention à ce qu’il dit. J’écoute sa voix. Je croyais l’avoir oubliée. N’importe quoi. Je m’en souviens parfaitement.
« … Tu étais là, tu sais. Tu étais là. »
Non, pas encore ce mensonge destiné à calmer ma culpabilité. J’ai envie que pour une fois, mon grand-père cesse d’être indulgent, de tout me passer, y compris le pire, me balance mes quatre vérités, me traite comme je le mérite.
« Non, je n’étais pas là, tu le sais bien. J’étais prise, je travaillais, je me suis dit que tu tiendrais jusqu’au lendemain. Et je ne suis pas venue. Je n’étais pas là, on a dû te dire le contraire et tu n’étais pas trop conscient, mais non, tu vas voir, tu vas partir sans que je sois là.
– Je sais aussi bien que toi comment ça se passe. C’est ma mort après tout, alors tu permets, je maîtrise le sujet. Et, oui, tu es là. Près de moi. »
OK. Décidément, il est dit que je ne pourrai jamais régler cette histoire, que je vais traîner mes remords jusqu’à la fin des temps.
« Tu n’as pas idée de ce que je regrette de ne pas avoir été là.
– Non, c’est moi qui regrette, répond mon grand-père. Il parle très bas, j’ai du mal à l’entendre.
– Regretter quoi ? À part de m’avoir pourrie pour tous les autres hommes, je ne vois pas. Je m’en voudrai toujours. Je n’étais pas là. C’est tout.
– Tu étais là. Tu es venue. Tu m’as pris par la main. Et les regrets, c’est moi qui les ai. »
L’espace d’un instant, j’ai cru comprendre ce qu’il voulait dire. Le voile du temps. Mes allers et retours dans un certain passé. Ces drôles de rêve très réalistes où je retourne dans la maison de mes parents. Cette impression d’être souvent seule, de ne rien éprouver vraiment, pas même la douleur physique. Tout cela n’avait pas de sens au fond. C’était comme ça depuis quelques années, je ne sais plus combien, je l’acceptais.
Mon grand-père parlait toujours. J’ai fait un effort pour me concentrer sur ce qu’il disait. Ah oui, lui aussi avait des regrets.
« …Enfin, regret, ce n’est pas le bon mot. Il n’y a pas eu un jour où je ne m’en suis pas mortellement voulu de t’avoir donné les clés de la voiture ce jour-là… »


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